Auto-Oscopie N°3: Attendre…

 

 

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Attendre… 

 

La première idée qui me vient à l’esprit – est-elle saugrenue, ou au contraire d’une implacable logique, et je sais que cela ne vous surprendra pas – est de compléter l’expression par « la mort » : Attendre la mort.

Cependant rien ne me paraît plus absurde : La mort se laisserait-elle attendre ? La mort survient.

 L’attendre reviendrait à ne plus rien avoir à attendre… Mais peut-être, là, faudrait-il compléter par « de la vie ». Mais, au final, attendre quoi que ce soit de ou dans la vie aboutirait de toute façon à avoir la mort, même si ce n’est pas elle que l’on attend. Et si je pousse plus loin ce raisonnement idiot, attendre la mort (j’entends par là sciemment), qui serait ne rien attendre de la vie, et donc s’ôter tout espoir, voire toute illusion  – dans l’hypothèse que ce soit possible car je dis peut-être cela parce que je suis à un âge, ou dans une disposition d’esprit, où je me projette encore sur un chemin certes illusoire mais à venir – reviendrait à avoir la capacité de voir la mort, comme les choses de la vie, c’est à dire comme une réalité, comme un événement normal, identifié, reconnaissable, donc envisageable de notre parcours. Donc pour l’attendre il faudrait avoir la possibilité de l’espérer.  Pourtant espérer la mort serait, communément parlant, avoir perdu tout espoir.

 

Me voici coincée comme une mouche dans un pot de miel.

Ou plutôt cette idée est une mouche (la mouche collante de la mort toujours prête à jouer par défaut les corrélats ) tournoyant sans fin autour de mon propos ; il me faut la chasser au plus vite avant de finir écrasée, sous le poids de son corps mort, par la force centrifuge, sur une paroi que je n’aurais pas vue venir, ou noyée dans le miel illusoire et lénifiant de l’espoir.

Et je sais que derrière la vitre, si vous avez eu la patience de lire ces lignes jusqu’ici, vous attendez. Quoi ? Je n’en sais rien et je m’en moque ; comme je me moque de votre patience ou de votre impatience.

 

Car, ici, je vais employer le verbe « attendre » sans complément, sans complaisance, sans compromis. Rajouter quoi que ce soit à « attendre » serait en définir l’espace, en limiter le champ, lui donner une finitude, une « définitude ». Et même « attendre rien » serait déjà trop.

 

Attendre a toujours été mon activité principale. Je la revendique, toute nue, juste comme une ouverture dans l’espace-temps, un arrêt sur image dans le déroulement qui nous emporte. Cette attente se passe des certitudes de l’événement, c’est une attitude propice à l’apparition – certains diront au miracle – une ouverture d’espace impossible. Concrètement, j’aime attendre, provoquer cet état étiré, rentrer en stase.

Ainsi quand j’avais entre cinq et dix ans, je suivais mon père dans tous ses menus déplacements : acheter du pain, aller au garage, mettre de l’essence dans le réservoir, poster une lettre.

Je me faisais oublier, j’étais son ombre. Assise sur le banquette arrière de la 403, et malgré le déplacement de la voiture, je voyageais immobile. J’aimais l’odeur de latérite et de mer qui se dégageait des vieux sièges. Je ne bougeais pas, mais ce n’était pas de la sagesse ; alors que mon père conduisait, parlait sûrement plus pour lui-même que pour moi, garait la voiture, sortait de la voiture, rentrait et démarrait à nouveau, j’attendais assise à la même place sans aucune forme d’agitation apparente, j’étais juste là et nulle part à la fois ; j’étais une chose, je me chosifiais volontairement pour vivre; car, si en apparence j’étais immobile, ma vie intérieure, elle, était intense.

Invisible derrière ma propre transparence redoublée par celle de la vitre de la portière, j’observais avec passion l’extérieur : gens et bêtes, arbres, objets, maisons, tout y passait et tout passait devant mes yeux ; c’était un film incroyable que je pouvait actionner comme je voulais ; j’étais réalisatrice et spectatrice de cette mouvance. J’étais en même temps à l’intérieur de moi-même et complètement projetée en dehors. Mon corps pétrifié permettait l’envol de mon esprit : ce dernier était totalement désengagé de la réalité, comme ravi à ses obligations ; il était en vacances et n’était tenu à rien d’autre que celui de contempler l’écoulement du temps des autres et se contempler hors de ce temps. Et tous ceux qui bougeaient dehors, hommes et bêtes, n’avaient aucune idée de l’observation dont ils faisaient l’objet ; me voyaient-ils seulement ? Sûrement non, car je ne faisais plus partie de leur espace, je n’étais pas dans la sphère de leurs préoccupations ; je n’étais en aucun cas un élément du déroulement de leur vie. J’étais juste une petite fille assise dans une voiture qui attendait que son père revienne ; dormait-elle ? S’ennuyait-elle ? Peu leur importait ; et c’est ce qui m’importait.

La moindre intervention, qu’elle soit de ma part dans leurs sphères, ou de la leur dans ma sphère, aurait provoqué l’éclatement de la bulle. Mais je savais que dans ce temps figé qui tenait moins du temps que de l’intervalle, vide ou vacance où j’attendais le retour de mon père, tout pouvait arriver derrière la vitre, mais rien ne pourrait m’arriver : Tant que je restais invisible, l’extérieur ne pourrait m’atteindre. J’étais immortelle, alors que tout mourait doucement autour de moi, que chacun courait vers son destin.

 

Attendre est une ligne tendue d’un instant x à un instant y : il y a un début et une fin ; attendre part de l’annonce d’un objet et finit par la survenue de ce dernier, mais ne constitue pas en soi un élément chronologique dans le déroulement des évènements ; attendre est une sorte de césure dans l’action, un entre-temps où rien n’est censé arriver de notable.

Dans l’adtendere latin, il y a le verbe « tendre » bien sûr, mais on entend aussi « tendre l’esprit », « tendre l’oreille », « prêter attention », comme la toile tendue et rendue propice à l’attention. L’attente peut-être quelque chose de délicieux comme celle d’un événement que l’on sait d’avance heureux, où chaque minute attendue est un préliminaire à la joie que l’on va ressentir, mais elle peut être insupportable face à l’incertitude et par le temps qui file et dont on voit la perdition irrémédiable. Quelle que soit l’attente, le jeu en reste en suspend  et, communément, l’attente n’aurait d’autre intérêt que sa raison, et ne saurait trop durer.

Mais l’attente peut être aussi prétexte à elle-même, à ouvrir cette suspension. Depuis mon enfance, alors que j’étais assise sur le banquette arrière de la vieille Peugeot de mon père, j’ai gardé la capacité à rester suspendue, à rentrer dans une neutralité invisible, à me laisser absorber entièrement par ce qui m’environne ; j’affectionne particulièrement les salles d’attentes, lieux de regroupements improbables d’individus qui , malgré l’entassement auquel parfois ils sont soumis et quelques ténues communications, restent seuls dans leurs préoccupations, pré-occupations qui seront mais sont déjà : ils seront « reçus » bientôt dans le cabinet du médecin, ou dans le bureau de quelque autorité institutionnelle, pourront exposer un peu de leur personne ; mais pour l’instant, des pieds qui frottent le sol jusqu’aux regards qui circulent , en passant par les gorges qui raclent, les pages de magazines qui bruissent entre les doigts et les tripotages de téléphones mobiles, les corps chuchotent de menues histoires et le spectacle est permanent. Je peux en oublier presque l’objet de ma propre attente au point d’avoir, le moment venu, quelque regret à quitter ma chaise. Les occasions d’attendre, improbables et variées, ne manquent pas (à tel point que toute circonstance peut en être l’opportunité), de la terrasse du café où j’attends quelqu’un, aux embouteillages, moments incroyables où chacun est « enfermé » – succession absurde de corps assis et alignés dans une direction commune mais vers une destination inconnue – dans une machine impuissante, mais ridiculement exposé dans un semi espace privé transparent ;  vision qui, j’imagine, ferait hurler de rire l’homme des cavernes qui passerait là par hasard.

Mais la palme revient à ces lieux, la plupart vastes espaces d’attente d’administration, où l’on se pose souvent pour plusieurs heures – j’ai attendu ainsi une journée entière la délivrance (mot tellement signifiant !) d’une carte grise à la Préfecture de Paris ! – muni du ticket craché par une machine,  l’œil et l’oreille suspendus à l’écran et à son signal sonore, qui annoncera, tels les résultats d’une tombola de l’attente, le bon numéro et le guichet gagnant. Ces endroits sont des arches, où pour quelques heures de traversée à temps et pas perdus, se forme un groupe de personnes d’autant plus imprévisible qu’il est hétéroclite et hasardeux. Combien de fois, dans ma torpeur contemplative, ai-je eu envie de sortir mon carnet et de prendre des notes… Cela aurait pu faire la substance d’un autre texte.

Mais je suis si bien, suspendue par les pieds au fil fragile de mon rêve éveillé….

 

 

Je vous attends… Attendez-moi.

 

Gertrude

 

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45 réflexions sur « Auto-Oscopie N°3: Attendre… »

  1. Des bacs, j’en ai passés avec cette 403; les seuls valables à passer d’ailleurs, les seuls qui vaillent la peine que l’on en parle.

     

    Mais vous êtes toujours aussi flatteur….

  2. Vous flatter serait vous inciter à une certaine aut-os-complaisance nuisible au progrès de votre écriture. Et puis, il y a tant de plaisir à voir les petits élèves avancer ! 

  3. Vous flatter serait vous inciter à une certaine aut-os-complaisance nuisible au progrès de votre écriture. Et puis, il y a tant de plaisir à voir les petits élèves avancer ! 

  4. Il y a pire que de se ranger des voitures; il y a aussi chez Al & Zemer (qui est loin d’être Al Capone); je crois aussi qu’il y a un truc sur les Raides Heures qui se déplacent.

  5. Donc, toutes bonnes raisons de s’canner au plus vite afin de ne pas s’faire de vieux os (comme vous) ! Ceci dit, en attendant, plutôt bien foutue votre petite dissertation ! À cet égard, du Nord à l’époque, je m’étais déjà autorisé, il y a un bon lustre, ne vous ayant pas encore lu, ce petit plagiat par anticipation (comme on dit chez les Oulipistes) : Mourir, quelle drôle d’idée !

  6. « Si, en définitive, la mort n’était que L’IDÉE QU’ON S’EN FAIT » (vous)

    Cette salope de faucheuse n’a pas fini de nous faire cracher de l’encre!

    Raison de plus pour ne pas canner trop vite et de crâner le plus possible!

  7. En effet, mais pour l’avoir cotoyée de très près, la faucheuse, et l’avoir ‘assistée’, si j’ose dire, dans sa sombre besogne, je reste attachée à cette IDÉE-là… et quelques 360 jours ne suffisent pas pour s’en remettre, je vous l’assure, de cette IDÉE-là.

  8. Je vous crois, Vincent… Que dis-je… Je le sais.

    J’ai bien peur que les sièges d’une 403 (la votre était de quelle couleur? La mienne, enfin celle de mon père, était vert d’eau) scellent un destin.

     

    Il n’y a pas de hasard à vous voir dialoguer (et déconner)  avec un vieux crâne.

  9. La couleur de la banquette ? Je ne sais plus… et, de plus, mon daltonisme récurrent et rétroactif ne m’aide guère. Mais, enfin, la voiture, c’était une 403 Pigeotte commerciale – mon père étant commerçant -, on ne disait pas ‘brèque’ alors. Probablement d’une couleur assez indéfinissable comme c’était souvent le cas en ces temps précoloriens. Même que mes parents, partant 15 petits jours en vacances, réussissaient à y installer leur matelas conjugal pour campinger. C’était le bon temps…, même encore que Bourvil chantait ‘Un oranger sur le sol irlandais…’ et un autre, Giani Esposito, ‘Le clown est mort…’ J’en ai les larmes-z’aux-z’yeux.

    Quant aux lentilles, je ne les déguste que farcies (comme le chou – auvergnat – du même nom).

  10. J’oubliais vos particularités visuelles…. J’essaye (en vain) d’imaginer ce que cela fait…

    Mais les autos, à cette époque, étaient toutes daltoniennes, changeantes comme le temps, belles et arrondies, des vraies et nobles machines; je connaissais toutes les marques et toutes les sortes, il y en avait beaucoup moins que maintenant, avec toutes ces caisses à savons stéréotypées aux couleurs bling-bling. La 403 de mon père, elle, était une berline à toit ouvrant; sauf que quand on ouvrait ce dernier, il y avait un gros paquet de latérite qui nous tombait dessus et on finissait le voyage avec des tronches de peaux-rouges! Chez moi, Bourvil était une des icônes parentales…

  11. Mon cousin et moi (hélas, c’était pas une cousine !), quand on partait en vacances avec oncle et tante, de la Champagne à la banlieue un peu modeste de Cannes, Rocheville – exactement, dans la maison de famille louée au mois des frères Lazaridès (vous savez qui c’est ?!) -, et bien sûr la route (N7 notamment), on citait tous les modèles de vouatures – il n’y en avait pas autant qu’aujourd’hui et elles étaient surtout de marques nationales – et on comptabilisait les numéros départementaux de plaques lus sur celles qu’on croisait, en citant le nom du département (z’avait pas de régions z’alors), la préfecture, les chefs-lieux d’arrondissement, comme on disait, les principaux fleuves et rivières traversant. Z’étions de bons jeunes français nationaux z’alors, futures z’élites de la Nation, après le certificat d’études. N’est-ce-pas ma pas chère (du tout) Marine !

  12. Non pas d’affreux nazionalisme la-dessous! Loin de moi cette idée.

    Juste une belle terre, un terrain que l’on veut bien partager, car terre ne saurait être terre si elle n’était généreuse.

    Je suis en train de lire le magnifique ouvrage de JC Bailly: Le Dépaysement

  13. Je ne sais plus qui exactement disait ou écrivait, approximativement – vu mon âge certain -, que le paysage, c’est comme le haïku, la rencontre instantanée d’un lieu et d’un moment. Un ‘climat’, en quelque sorte ! J’aime bien cet instantanéisme existentiel.

  14. Je le conçois bien ainsi… Une rencontre, un instant… le temps d’une vision, heureusement fugitive car du coup rémanente. Car le paysage est une image mentale, comme un tableau; une chose intellectuelle mais qui nait dans ce souffle.

    Tout à fait existentiel…

     

     

     

     

    Mais à propos d’existentiel, en écrivant mes petits textes, il me semble avoir trouvé là moyen de vous faire raconter… 🙂

    Je trouve cela excellent!

  15. N’en abusez pas, j’ai ma pudeur !

    Si vous le souhaitez, je peux vous communiquer – par courriel, par ex. – un petit argumentaire en PDF sur le paysage, rédigé il y a déjà bien des années, destiné à projet de portraits paysagers pour une télélévion mais qui n’a pas abouti – une autre télévision nous l’a ‘volé’.

  16. Je relis votre superbe texte si profond et si réaliste …tissé de ces rêveries immobiles si évocatrices …

    J’ai attendu la mort …un an durant ,jour après jour …à toute heure ,à toute occasion ,un accident peut se produire …Mais l’espoir est vain quand la mort se refuse …Je ne voulais pas la voir ,la rencontrer ,qu’elle m’emporte seulement …qu’elle m’enlève …C’était il y a longtemps …J’aimais la vie .La vie était méchante et trop pesante . C’était devenu une prison …

                                                                                         ( je vais revenir …relire ,encore …)

  17. Je constate que sous cet article, on n’y va pas par quatre chevaux pour jouer quelque renaît-sens…

    Et voilà même qu’on se repasse de vieux films sans se soucier des cons séquences.

    Est-ce bien raisonnable?

  18. « La Mort, c’est comme le porc aux lentilles,

    faut toujours qu’on en ait plein les yeux »

    Proverbe roman-auvergnat du XIIème

  19. Dans attendre, il y a temps !

    Tant de temps !

    Tant de tant !

    Tant et temps !

    Entêtant, cher Os !

    Je suis toute attente !

    Revenez à temps !

     

  20. Ton vert d’eau rime de même avec un attelage de quatre chevaux…

    A chacun son délire à l’arrière des banquettes… on devine…

    Je fus de même très à l’étroit à l’arrière de ma première limousine…

    Mais quel bonheur que mes premiers voyages avec mon père, ma soeur, ma mère !!!…

     

    Tu comprendras donc aisément que demeure bien

    Gravée dans le métal de la mémoire

    d’un fer à cheval

    cette performance vidéo

    à travers laquelle tu retraces avec soin 

    l’ultime parcours

    de ton chauffeur particulier…

    Le mien s’est aussi envolé.

     

    Levons donc nos verts

    A la mémoire de nos pairs !

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