JC, Autoportrait Virtuel, octobre 2008
EUGÉNIE : Ces leçons seront retenues et mises en action sans doute ; mais approfondissons, je vous prie, cette fausseté que vous conseillez aux femmes de mettre en usage ; croyez vous donc cette manière d’être absolument essentielle dans le monde ?
DOLMANCÉ : Je n’en connais pas sans doute de plus nécessaire dans la vie ; une vérité certaine va vous en prouver l’indispensabilité : tout le monde l’emploie ; je vous demande, d’après cela, comment un individu sincère n’échouera pas toujours au milieu d’une société de gens faux ! Or s’il est vrai, comme on le prétend, que les vertus soient de quelque utilité dans la vie civile, comment voulez-vous que celui qui n’a ni la volonté, ni le pouvoir, ni le don d’aucune vertu, ce qui arrive à beaucoup de gens, comment voulez-vous, dis-je, qu’un tel être ne soit pas essentiellement obligé de feindre pour obtenir à son tour un peu de la portion de bonheur que ses concurrents lui ravissent ? Et, dans le fait, est-ce bien sûrement la vertu, ou son apparence, qui devient réellement nécessaire à l’homme social ? Ne doutons pas que l’apparence seule lui suffise : il a tout ce qu’il faut en la possédant. Dès qu’on ne fait qu’effleurer les hommes dans le monde, ne leur suffit-il pas de leur monter l’écorce ? Persuadons-nous bien, au surplus, que la pratique des vertus n’est guère utile qu’à celui qui la possède : les autres en retirent si peu que, pourvu que celui qui doit vivre avec nous paraisse vertueux, il devient parfaitement égal qu’il le soit en effet ou non. La fausseté, d’ailleurs, est presque toujours un moyen assuré de réussir ; celui qui la possède acquiert nécessairement une sorte de priorité sur celui qui commerce ou qui correspond avec lui : en l’éblouissant par de faux dehors, il le persuade ; de ce moment il réussit.
Marquis Donatien de Sade, La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux, Troisième dialogue.