C’est là, niché au fond de ma tête, presque oublié, mais toujours présent, prêt à surgir à chaque faille de mon quotidien.
C’est un creux dans l’encombrement de mes pensées, un trou d’air, un vide rempli d’atmosphère.
Bien plus qu’une idée, c’est un sentiment : vague à l’âme, ressac qui bat, butant contre la cage étroite de mon crâne et de mes tripes .
C’est poignant et beau comme la sourde mélancolie d’un ange gravé par Dürer dont l’aile repliée raconte l’impuissance de l’envol, et dont seul l’œil fou, point aveugle et blanc au centre de l’image, échappe à tout dessein.
Car je soigne en moi, telle une douce aile malade et douloureuse, un désir : Partir.
Il est d’autant plus puissant que je ne passerai jamais à l’acte ; ultime pouvoir dont je me crois dotée et que je me complais à croire plus fort que la mort, celui de laisser derrière moi, le jour venu, ce trop plein qui me ronge le temps et l’entendement.
J’ignore, de ce désir ou de la certitude de son inassouvissement, quel est le plus rassurant ou le plus inquiétant. C’est là, en moi, comme une fenêtre ouverte, et c’est ce qui m’importe.
Je ne sais plus quel imbécile, tant pis si c’est un grand poète, a dit que « partir était mourir un peu ». Je pense, au contraire, que partir est vivre, se sauver, se garder vivant. Il est d’ailleurs étrange que l’expression « se sauver » vaille aussi bien pour « fuir » que pour « vivre ».
Rester dans la mélasse des journées qui s’écoulent, dans la scansion absurde d’évènements et de gestes renouvelés jusqu’à leur parfaite inconscience, laisser l’érosion de l’habitude m’aveugler et m’asphyxier, est la plus sure façon de mourir.
Et des fers du quotidien, l’attachement le plus terrible reste bien l’amour que je porte aux miens : vivre à leur côté est aussi indispensable que leur passer à côté devient inévitable ; et seuls la perte et l’absence peuvent restituer toute la dimension de cette dépendance à l’autre qui est devenu soi.
Pourtant, partir avant qu’il ne soit trop tard, que l’âge m’aliène à la décrépitude de ma carcasse et me condamne à une passivité immobile, est bien plus qu’une idée .
En effet, ce ne peut être qu’un sentiment, avec toute l’exaltation qu’il comporte, et les possibles extases qu’il promet.
Il est un amour impossible, je sais que cela n’arrivera jamais ; mais cela me fait rêver, de ces rêves plus forts que la réalité.
Il ne s’agit pas de fuir, mais de m’affranchir de la pesanteur des amarres qui peu à peu m’entrainent au fond de ma torpeur, et m’enlève toute passion.
Et partir, là, ne vise aucune destination réelle ou connue, mais un lieu qui tiendrait plus de l’utopie, topos qui est un ailleurs qui n’existe nulle part pour exister partout, qui fait image dans ma tête, petite cabane au milieu de l’océan des vagues ou des montagnes, dont la qualité première serait ma solitude.
Cependant, cette case vide des autres, que je ménage dans l’œil du cyclone, que j’isole du bruit du monde, a, parfois, quelque velléité de se réincarner dans ma cervelle.
Car une odeur y flotte.
Bien réelle, elle en habite l’espace à la manière d’un parfum, et, telle une sirène au chant puissant, fait couler ma mélancolie dans l’amer de la nostalgie.
Odeur qui remonte, et brutalement claque dans ma mémoire : Odeur du bois blanc des caisses des déménagements de mon enfance.
Partir est, en effet, une maladie que j’ai attrapée à l’âge de trois ans, un âge où il est pourtant détestable de partir. Et telle une fièvre tropicale, je sais qu’elle brulera dans mes veines jusqu’à la fin.
J’ai une pensée émue pour mes parents, si jeunes partis, avec deux enfants petits. Deux instituteurs, pleins d’idéaux dans la tête, et quelques objets soigneusement pliés dans une cantine métallique verte, le nom de mon père sur le couvercle, tracé au pinceau de façon appliquée par ma mère.
D’année en année, de mutation en mutation, d’un poste outre-mer à un autre, le bagage grandit en même temps que nous. De la cantine, nous passâmes vite à deux, puis trois, et très vite, mes parents firent fabriquer des caisses en bois qui nous suivirent ensuite durant tous nos périples, et ce, jusqu’à leur retour définitif en France, bien après le mien, à l’âge de dix-huit ans.
Ces caisses doivent encore trainer quelque part dans un débarras, si elles ne sont passées au feu de quelque nettoyage de printemps. Mais elles font partie de la légende familiale, rythmant de leurs épisodes de remplissage nos séjours en différents points du globe ; et quand elles ne servaient pas de containers à nos bagages, elles se pliaient à l’ingéniosité de ma mère qui les transformait en banquettes ou en étagères dans des logements de fonctions dénués de confort et bien souvent meublés du strict minimum ; ma mère, à l’occasion, glosait sur ses collègues qui faisaient venir à grands frais des meubles « de style » de la métropole, et tirait beaucoup de fierté à déclarer que nous étions, nous, logés en « Louis Caisse ».
Ainsi ces caisses accompagnaient notre vie quotidienne en préservant une certaine atmosphère provisoire dans la maison : un « partir » accroché à ces bouts de bois qui ne se faisait jamais oublier des « oiseaux sur la branche », autre expression maternelle, que nous étions.
Mais « faire les caisses » restait le moment crucial, excitant et redoutable à la fois : de grandes disputes parentales éclataient autour du meilleur agencement des objets dans les caisses, ma mère prétendant tout organiser en maitresse femme, mon père, pessimiste, prédisant la catastrophe de devoir abandonner derrière nous une partie de nos affaires par manque de place.
Je tremblais que ce sacrifice tombât sur mes quelques jouets, moi qui vivais déjà ces préparatifs de départ comme la séparation douloureuse des petites choses construites lors de toujours trop courts séjours et la privation momentanée mais bien trop longue de mes menus biens.
Je savais que les caisses séjourneraient de longues semaines en mer dans les cales d’un cargo dont elles garderaient à l’arrivée cette odeur caractéristique d’huile et d’embruns mêlés. J’imaginais mes poupées compressées entre les casseroles et les lampes à pétroles, affrontant les dangers des tempêtes, ballotées dans ces contenants de bois à l’apparence pourtant solide, mais qui, livrées aux éléments pouvaient se disloquer comme des fétus de paille.
Cette traversée aussi circonstancielle que temporelle de nos objets, qui faisait parallèle à chaque fois à notre départ pour une situation nouvelle, prenait dans mon esprit une dimension quasi surnaturelle dont l’évocation a toujours le pouvoir de me serrer le cœur ; mais rien n’égalait en émotion le moment tant attendu de l’arrivée des caisses : outre quelques mauvaises surprises pour mes parents d’objets cassés ou ayant pris l’eau, c’étaient pour moi une redécouverte émue de choses qui, dans ce périple échappant à ma vigilance, avaient acquis un supplément de mystère.
Je confiais ainsi à l’inconnu un objet auquel je tenais beaucoup, un petit voilier que j’avais eu pour mes huit ans, véritable modèle réduit de trois-mâts, doté d’un gréement complet, qui naviguait tout comme un grand. C’était probablement le jouet le plus sophistiqué et le plus précieux de ma collection, jouet dont mon père, ancien marin, s’amusait autant que moi ; je le soupçonne d’ailleurs d’avoir eu quelque influence sur mes choix.
Le petit bateau devenait, dès lors qu’il se trouvait posé sur l’eau, un vrai navire de forbans : il affrontait courageusement les intempéries, sa coque craquait dans les creux gigantesques des déferlantes indomptables, ses voiles se gonflaient, ses cordages grinçaient dans d’épouvantables ouragans, le bateau chavirait, l’équipage se noyait régulièrement non sans avoir au préalable combattu jusqu’à la mort des monstres effroyables et des requins sanguinaires ; parfois, il avait la chance de croiser un banc de dauphins qui venaient à son secours.
Quelque fut l’issu du drame, tout pouvait recommencer le lendemain.
Ces aventures rocambolesques étaient à l’aune de mon imagination enfantine et ne dépassaient pas en réalité la zone de petits clapots qu’il m’était permis de franchir dans l’océan ; au-delà commençait le lieu des véritables dangers, hauts fonds et gouffres sous-marins peuplés d’innombrables bêtes féroces et de gigantesques murènes capables en quelques secondes de happer l’innocent baigneur pour l’entrainer dans des antres sombres.
L’idée de ce monde que seuls Nemo et Achab étaient à même de fréquenter me faisait frémir de terreur, le soir, sous mon abri de moustiquaire, idée que j’entretenais à la lecture des Merveilles de la Nature, ouvrage abondamment illustré dont l’image la plus effroyable était une toute petite vignette en noir et blanc représentant un tsunami au Japon : on y voyait des êtres humains à peine plus grands que des fourmis fuyant devant une vague noire haute comme une montagne. L’image m’obsédait au point que je m’éveillais au milieu de la nuit, croyant entendre l’océan avancer dans le jardin dont le fond donnait sur la plage, et que j’éprouvais le besoin impérieux de contempler à nouveau ces trois centimètres carrés de chaos à la lueur de ma lampe de poche.
Si longtemps après, alors que j’habite si loin de la mer, je revois encore cette image avec autant de netteté ; elle surgit dans ma mémoire aussitôt que j’évoque de près ou de loin l’idée de l’océan.
Probablement n’ai-je même pas besoin de l’évoquer, car l’océan, depuis mon enfance, ne m’a jamais quitté, et il reste l’objet central de mon désir, d’autant plus grand que je m’en trouve éloignée ; enfant, je courrais à sa rencontre dès que mes parents avaient le dos tourné, je ne m’en lassais jamais. L’océan est au cœur de ce « partir » qui m’habite, il en est l’indicible, irrésistible et terrifiant à la fois, espace incommensurable qui emporte mon petit bateau d’enfant pour une destination désorientée, sans retour.
Sur cet océan intérieur, un jour de mars, il y a douze ans, j’ai vu partir mon père, le marin, dans une caisse en bois. Sa traversée ne finira jamais.
Gertrude
Cela fait trois ans et neuf mois que Gertrude navigue vers un lieu qui n’existe pas.
Pré en bulle sur la Rose.
Nostalgie embuée sur la Noire