Les états intermédiaires. Exception au Capitaine N°18.

 

Chaque neuf du mois d’avril je publie un article intitulé « Exception au Capitaine N°… ». Rien de bien exceptionnel si ce n’est de me servir de prétexte à déverser toutes sortes d’élucubrations plus ou moins nostalgiques sur ma personne ou sur tout autre sujet me touchant de près ou de loin.
Vous avez deviné que le neuf avril est ma date anniversaire, date à laquelle, officiellement, je suis à chaque fois plus « âgée », sorte de passage, rite ou pas, d’un état à un autre. Ce « changement » n’a pas vraiment d’impact sur ma réalité immédiate mais assurément un effet psychologique: il faut s’habituer au nouveau chiffre, un chiffre qui a tendance à me définir, qui va me situer socialement. Je ne peux plus dire la même chose qu’hier; hier j’avais tel âge, aujourd’hui j’en ai un autre. Je change de catégorie.
Ce jour est un état intermédiaire qui traine les oripeaux de ce qui a été, un reste qu’il va falloir évacuer, mais aussi le signe de ce qui va être et peut-être de ce qui me reste.
Gertrude est également un reste, un reste humain qui plus est, un reste amnésique. Son absence de mémoire la garde immobile dans le temps, l’exempte de tout anniversaire ou de tout vieillissement ; et ce n’est pas ma scansion mensuelle monomaniaque et virtuelle qui change cet état.
Elle est pourtant le reste d’une personne, une femme, qui a été, qui est née, qui a respiré, probablement aimé et souffert, qui a eu bonheurs et malheurs dans un vécu singulier. Je n’en saurai jamais rien.
Un jour le crâne de cette personne inconnue retournera à la poussière. L’os est persistant, contrairement à la chair, mais n’est probablement pas éternel. Tous les crânes ne sont pas Lucy.
Moi, cela fera longtemps que je ne serai plus. Il est même possible que je ne laisse pas de crâne derrière moi. En effet je n’ai aucune intention de léguer mon corps à la Science et la crémation est plutôt à la mode.

En centrant ma pratique autour du crâne de Gertrude, il semblerait logique de prétendre se réclamer de la notion de Vanité. Or plus j’avance, moins je trouve cette revendication pertinente. Il deviendrait pour moi presque vaniteux d’être dans la Vanité. Bien sûr, je me ris de la mort, enfin d’un rire bien jaune, mais la chose qu’on ne prononce jamais de manière tout à fait anodine me parait de moins en moins symbolique et de plus en plus prosaïque.
Depuis quelques temps je dévie de la légende de Gertrude, je ramasse des crânes d’animaux, je redécouvre ma collection de coquillages et observe le tatou empaillé revenu de mon enfance. Ce sont des choses bien réelles dans mon environnement.
Ce nouveau regard coïncide avec mon intérêt récent et grandissant pour les techniques de gravure qui entrent en résonance avec ma réflexion sur les états intermédiaires, les temporalités qu’engagent la mémoire et l’immédiat, les interstices et décalages entre ce qui est fait et donné à voir.
Car la gravure est matrice qui accouche d’un résultat improbable, en même temps mort, transformation et naissance, une véritable réincarnation du dessin et du dessein.

Récemment j’ai retrouvé dans mes archives un ancien carnet comportant des dessins, appliqués et d’une facture assez classique, réalisés à la morgue il y a longtemps quand j’étais élève au Beaux-Arts. Pendant une année je me suis rendue chaque semaine dans cet endroit pour dessiner et peindre les morts, des personnes qui avaient toutes donné leur corps à la Science . Ces cadavres étaient maintenus dans un état de stase pour permettre dissection et préparations anatomiques. Chacun gardait l’expression de ses derniers instants et un peu de ce qu’ils étaient avant la découpe et leur disparition sans sépulture. Dans un état intermédiaire suspendu. Il me semblait important d’en fixer le souvenir.
Je décide de traduire en gravures les dessins de ce carnet. Des gravures sur contreplaqué où je ne garde que les traits essentiels. Le matériau et l’encre font le reste (si j’ose dire.). Car contrairement à la gravure d’épargne classique, je travaille au trait et imprime blanc sur noir ce qui inverse le processus de l’encrage. Ainsi l’encre blanche développe son pouvoir couvrant sur la surface de la feuille tout en laissant apparaitre les imperfections de la matrice. Le noir du papier se charge des lignes et des impuissances de l’encre, jouant la décomposition du dessin.
Le blanc est comme un linceul, la planche comme la boite auquel le mort a échappé. Le papier arraché est celui d’un grand carnet noir en miroir du grand carnet blanc du « ça été ».
Le résultat en devient abstrait.

JC, Février-mars 2025, gravure sur contreplaqué, impression encre blanche sur papier noir, 30 x 44 cm.

La vieille plaque et ses « vain » impressions.

Pour clore cette année Oscolaire
la Crâneuse graveuse
vous offre en vain impressions
l’expression de la patience
d’un zinc quadragénaire.

JC, Manière noire et aquatinte sur plaque de zinc, épreuve N°20 sur papier aquarelle, 24 x 30 cm.

La plaque de zinc date de mes études à l’École des Beaux-Arts. Témoin du peu d’intérêt que je portais alors à la technique de la gravure, elle est restée inutilisée pendant quarante-cinq ans, trainant au fond des cartons de mes multiples changements de lieu. Elle porte les stigmates de ma négligence, sa surface ayant perdu planéité et éclat au contact de matériaux et médiums divers.

En septembre 2023, j’intégrai un peu par hasard un atelier de gravure, technique qui jusque là m’attirait peu tant je la jugeais rigide et étroite. (Un apriori probablement forgé lors de mes études aux Beaux-Arts après une très brève participation au cours de gravure dont je m’empressai de fuir l’enseignant.)

Ce fut une révélation et la mise à bas de mes idées reçues. Et quoi de mieux pour acter cette découverte que d’exhumer cette vieille plaque qui attendait patiemment que je m’y intéresse; de négligée je ne l’avais pourtant jamais oubliée.

Je bichonnai sa face meurtrie, en nettoyait l’oxyde pour en retrouver le poli, « berçait » longuement la plaque d’un geste répétitif du poignet pour y créer une trame éprouvant ainsi par la technique de la « manière noire » la résistance du matériau et l’humilité qu’il m’imposait.
Je décidai de saturer peu à peu la surface de motifs, crânes d’animaux et coquillages, les faisant apparaitre par polissage, passant du rugueux au lisse, du noir de l’encre retenu dans le relief produit par le berceau au blanc du vide créé par le brunissoir.

Je pris le parti d’en accepter toutes les épreuves, l’incertitude des encrages et des impressions, l’imperfection et l’accident.
Cette plaque de zinc quadragénaire, gardée si longtemps à l’abri des regards, révèle maintenant sa part d’ombre et de lumière. 

Ce fut le travail d’une année, je m’arrêtai à vingt.


Cela fait exactement
seize ans et six mois
que Gertrude vous sert
un petit verre de vain
sur le zinc.

Seize ans de blog, c’est grave.


JC, décembre 2023, taille douce sur rhenalon, 21 x 29 cm.

Rien de mieux que la gravure pour faire l’expérience de la patience et de l’humilité d’un travail sans cesse perfectionné, de l’attention au détail dans l’aveuglement de la matrice et la révélation de l’image, d’une attente suspendue à la maitrise et au hasard.

Seize ans que Gertrude joue de la distance, entre adhérence extrême à sa physionomie omniprésente et oubli de son essence mortelle.

Voici pourtant le moment où ne se faisant plus face, elle semble regarder ailleurs, au-delà de l’os.
Mais sa Nature Morte rode pourtant sous la carapace brillante de l’animal d’enfance sourd aux angoisses humaines. Le vide de ses méandres intracrâniens se diffracte dans chaque écaille que la pointe grave et l’éclat lisse du crâne ressurgit sous le brunissoir.

Seize ans, tout ce temps passé à réduire le temps dans un petit espace, la vanité en est toujours plus forte.

JC, décembre 2023, manière noire sur cuivre, 10 x 14 cm.

Gertrude la Grave
gravée à jamais
sur la Toile
depuis seize ans.

Les contre-vanités de Gertrude.

Gertrude serait-elle une contre-vanité ?
Avec sa tête en os et ses faux airs de tête de mort, est-elle la mieux placée pour nous alerter sur les futilités de ce bas-monde face au néant ?
Ce reste humain, initialement destiné à la Science, instrumentalisé dans une démarche pseudo artistique, ne serait-il pas un simulacre de « memento mori » un « souviens-toi » de « ça été » plutôt que de « ce qui sera », une esquisse grossière de figuration de la mort dans le refus obstiné de correspondre au stéréotype du crâne?
L’os, quel qu’il soit, est un constat figé, un arrêt sur image dans le processus de décomposition du corps, une étape après la chair, après la peau, après tout ce qui donne physionomie, après tout ce qui dégouline. Contempler son immobilité, sa minéralité, sa face aveugle et sans histoire, revient à se dispenser de toute digression sur le véritable travail de la mort, à s’aveugler sur la défaite en marche de l’être.

La vanité est ailleurs :
Elle est peut-être dans l’acte de peindre…
Elle est peut-être dans ce texte…
Elle est peut-être dans cette photographie…

Photographie numérique montrant l’atelier de JC.

Cela fait exactement douze ans et onze mois que Gertrude se la joue mortelle sur Internet.

Gertrude: Neuf ans d’état géré… Ma résolution.

Neuf ans et l’Étagère à l’état géré est état j’erre.

Le Range ment sur l’état que je gère et l’étagère tend à l’ingérable.

D’engranger, l’étagère en est étrangère.

Étrange étagère à l’état engrangé que mon pastel sèche dans le noir.

Cela fait neuf ans que Gertrude engrange sans ranger, mais que devient j’erre Trude ?

Ma Résolution : Ranger à Neuf.

 

 

 

 

 

 

 

 

Neuf étagères au pastel sur carnet noir, 30 x 44 cm. (Cliquez sur les images pour les voir plus grandes)

Compte de Noël cousu à points contés

 

Cela fait sept ans et huit mois

que la Crâneuse

conte sans compter

et que Gertrude

compte sans conter

 

 

Compte de Noël cousu à points contés

 

Ma tante Madeleine est morte le 25 décembre . Nous l’avons enterrée le jour de la Saint Sylvestre. Madeleine ne s’était jamais mariée et n’avaient d’autre descendance que nous, ses neveux et nièces. C’est à dire ma sœur aînée, mon petit frère, ma cousine et moi. Dernière survivante de la fratrie dont elle était l’aînée, elle a mené une vie discrète et apparemment sans histoire, s’occupant jusqu’à la fin de mes grands-parents. Ce fut une vie bien réglée comme les obsèques qu’elle avait organisées dans ses moindres détails. Sa fin un jour de Noël réclamait cependant l’attention que peut-être malgré nous, nous lui avions insuffisamment accordée, mais qu’elle nous avait, elle, portée sans relâche, ne ratant aucune occasion ni aucun anniversaire pour nous témoigner son affection. Ancienne gestionnaire d’un grand lycée de Limoges, elle avait pris soin par testament de répartir  ses biens et son épargne de sage fourmi équitablement entre nous.

 

Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Six ans la tête sur l’enclume et l’os décollé

 

  Six ans

que Gertrude

nous casse les oreilles avec ses os

 

 

 

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JC, 2013, L’Enclume, Huile sur kraft, 40 x 45 cm*. (*voir le Blog de Gertrude)

 

 

 

  L’os est à l’Étrier sur Gertrude et la Rose frappera six fois

 

 

 

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Les trois petits os de l’oreille de Gertrude

 

Gertrude Noire vous souhaite plein de bonheur sur l’Enclume

 

 

 

 

 

Trois ans sans escale

 

 

 

 

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Cela fait trois ans, maintenant,

que je suis partie à la recherche

de fragments épars.

Je ne reviendrai pas…

 

 


 

 

(…)L’élément ne préexiste pas à l’ensemble, il n’est ni plus immédiat ni plus ancien, ce ne sont pas les éléments qui déterminent  l’ensemble, mais l’ensemble qui détermine les éléments : la connaissance du tout et de ses lois, de l’ensemble et de sa structure, ne saurait être déduite de la connaissance séparée des parties qui le composent : cela veut dire qu’on peut regarder une pièce de puzzle pendant trois jours et croire tout savoir de sa configuration et de sa couleur sans avoir le moindre du monde avancé : seule compte la possibilité de relier cette pièce à d’autres pièces (…)

 

 

Georges Perec, La Vie mode d’emploi.