Cet article à quatre mains vous raconte l’histoire de ce que j’ai décidé d’appeler « La Battle* d’arts plastiques » c’est à dire les échanges plasticiens que nous avons instaurés Céline H. dite « La Professeure H. » et moi-même depuis près de deux ans et dont vous avez pu voir les indices dans ce blog.
(*Battle est un terme qui m’a été suggérée par une amie et qui me semble convenir, en même temps échange, confrontation artistique et amicale avec une petite notion de défi.)
Il comprend deux textes que nous avons écrits chacune de notre côté sans aucune concertation si ce n’est la consigne d’expliquer cette aventure.
Au fil de votre lecture, vous pourrez également consulter une page de photographies des réalisations et textes produits tels que nous avons pu les recevoir dans ce cadre et dont voici le lien:
Images de la « Battle »
Le texte de Juliette Charpentier:
Saint Antoine le Tout-trouvé ou le Jamais-Perdu: Histoire d’un échange plasticien entre deux professeurs d’arts plastiques.
Objectivement:
Depuis juillet 2022, deux professeures agrégées d’arts plastiques, l’une résidant en région parisienne et enseignant à l’université à Paris, l’autre retraitée et résidant en Corrèze s’échangent « sujets » et réalisations d’arts plastiques par envois postaux. C’est une expérience toujours en cours que certains pourraient qualifier de potache, d’autres de surréaliste ou duchampienne.
Subjectivement:
Tout est parti d’un petit post-it placé au pied d’un cierge dédié à Saint Antoine de Padoue, un cierge géant que j’ai acquis il y a quelques années: Une demande de ma collègue et amie Céline H. pour la réussite de son fils à un examen.
Avec Céline H. nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Notre rencontre date d’un stage de formation continue en arts plastiques de l’Académie de Créteil sous forme de réunions mensuelles d’échange de pratiques, plutôt échange de plaintes et petites joies, de pleurs et de rires de la part d’enseignants souvent seuls dans leur discipline au sein de leurs établissements. Ce genre de formation, surement jugée peu rentable, a disparu depuis longtemps du PAF (Plan de Formation Continu) mais a eu l’avantage de créer du lien dans notre petite communauté d’enseignants d’une discipline décalée, incomprise et déconsidérée.
Ce sont probablement dans ces moments de partage qu’est née notre complicité pédagogique et amicale qui nous a amenées à travailler ensemble, concevoir des formations pour nos pairs, les animer, partager nos points de vue et nos valeurs sur notre métier et au final construire un solide édifice de références communes dans un accord parfait sur les objectifs de nos actions. Tout cela avec rigueur mais également avec l’humour et la distance qu’exige toute posture critique, sans se priver de « dire du mal » de tout ce qui le méritait avec la devise proclamée et assumée: « Dire du mal ça fait du bien. »
Donc: un petit post-it à Saint Antoine, saint que je prétends plus ou moins sérieusement cultiver, notre esprit facétieux ainsi que notre admiration pour Marcel Duchamp et son œuvre, sans oublier les préceptes d’un certain AD pour parfaire notre Panthéon, il n’en fallait pas plus pour mettre en route une Broyeuse de chocolat.
J’acceptai avec enthousiasme de dire une petite prière à mon saint préféré et accompagnai ce service pour Céline H. et son fils d’une incitation: « Pour la peine, tu réciteras trois patères et deux navets. ».
La suite ne se fit pas attendre, je reçus dans ma boite aux lettres un petit colis contenant trois patères et deux navets miniatures réalisés en pâte durcissante.
À la même époque, je venais de découvrir, grâce à une amie corrézienne, une nouvelle technique enthousiasmante, la laine feutrée à l’aiguille permettant de fabriquer de petits sujets doux et duveteux, habituellement des petites bêtes, ours, chats ou écureuils poilus; je fabriquai frénétiquement crâne, os, dents, étrons et toutes sortes d’objets improbables et me hâtai de partager cette expérience avec Céline H. de passage en Corrèze; entre autres expérimentations picturales à partir d’un tatou empaillé dont je venais d’hériter, tatou qui tiendra une bonne place dans notre aventure, il résulta du feutrage de laine un petit animal non identifié qui se retrouvera plus tard laissé en offrande au saint local d’une île de l’Océan Indien.
Je ne sais plus si c’était avant ou après ce séjour que j’envoyai à Céline H. un kit de feutrage à l’aiguille mais ce fut le point de départ d’un rituel d’échange entre nous, de réalisations plastiques à partir de « sujets » (je reviendrai sur cette notion de « sujet ») que nous nous donnions mutuellement.
Céline H., en vacances en Bretagne, confectionna à l’aide de son kit de feutrage un tatou « Bernard l’ermite » en laine, présenté dans une véritable coquille de bulot géant ayant fait l’objet de multiples péripéties de recherche, cuisson, dégustation et nettoyage pour le débarrasser de ses caractéristiques odorantes de fruit de mer. Je reçus par la Poste le « Tatou l’ermite » dans son bulot accompagné d’un petit texte astucieux et d’une incitation à poursuivre l’échange: « À partir d’une coquille. ».
Je partais justement au bord de la mer du Bassin d’Arcachon. Nous étions au mois de septembre, privilège des retraités. Hormis quelques coquillages et os de seiche, je ramassai sur la plage différents objets, petits déchets plastiques et « coquilles » d’activités humaines. Selon mes préoccupations du moment , je transformai mes trouvailles en « Tatous faits de tout » et à mesure que j’assemblais ces éléments hétéroclites pour en former des « tatous », les mots me venaient comme pour enrichir mes réalisations de sens nouveaux, dans une sorte de va-et-vient polysémique donnant du jeu aux objets et au texte.
À partir du « Tatou l’ermite » de Céline H. et de mes « Tatous faits de tout », un protocole de « jeu » plastique et textuel, où objets et mots se répondaient dans une grande proximité, s’instaura dans nos échanges; les réalisations s’accompagnant obligatoirement de textes complexes en résonance avec la production plastique, bourrés de jeu de mots, de références, de privates jokes issus de notre terrain commun d’expériences et déployant un éventail infini de rebondissements sémantiques.
Le tout ouvrant obligatoirement sur un nouveau « sujet », articulation à la « marabout-bout de ficelle », donné pour une nouvelle réalisation; sachant que le principe de « sujet » est quelque chose que nous n’avons cessé de contester dans notre pratique pédagogique lui préférant toujours ceux « d’incitation » et de « consignes »: ces derniers induisant l’ouverture nécessaire à une création singulière, contrairement au « sujet » qui serait de l’ordre de la vision du professeur vers une réponse attendue.
Donc, ici, des « sujets » de plus en plus farfelus, véritable ironie de pratiques pédagogiques douteuses mais aussi défis donnés à l’autre de prouver qu’il est toujours possible de faire quelque chose à partir de n’importe quoi.
Faisant suite aux « Tatous faits de tout » et en relation avec la période automnale, je donnai comme « sujet » à Céline H. : « Tatou prévu pour l’hiver? ».
Céline H. En vacances de Toussaint profita d’un voyage en Hollande (décidément les notions de vacances et voyage prenaient là aussi leur place) pour fabriquer et m’envoyer sa réponse: Je reçus un petite sabot hollandais en porcelaine blanche et bleue, souvenir consacré des Pays-Bas au même titre que le Gouda, occupé, tel un bulot d’un « bernard », par une sorte de guêtre en tissu noir ceinturée d’un ruban tricolore , elle même contenant un petit parchemin en papier de soie roulé comprenant un dessin à la plume le tout accompagné d’un texte duchampien et de quelques blagounettes hollandaises. Je découvris le nouveau sujet: « Ça lui fait une belle jambe. »
C’était l’hiver, le temps des décorations de Noël et des chaussettes. L’idée de «belle jambe » m’évoqua curieusement les petites socquettes blanches que nous devions porter dans des sandalettes ma sœur et moi quand nous étions bien habillées en vacances en France. Des accessoires dont la seule fonction devait être celle d’enjoliver nos gambettes brunes et nos pieds habituellement nus sur le sol malgache.
J’enfermai donc dans une paire de socquettes de fillette, dont je fis l’acquisition non sans quelque sentiment honteux, un crâne et un tatou en laine, mes deux obsessions, puis rajoutai des petites queues et des étiquettes. Là aussi je jouai autant de l’aiguille que des mots, la réalisation et le texte suivant la même logique. J’envoyai ma production à Céline H. avec un nouveau « sujet »: « Des hauts et des bas. ».
C’était déjà Noël et Céline H. accrocha les socquettes dans son sapin, chose que je n’avais pas prévue: grâce aux guirlandes lumineuses, tatou et crâne de laine, pourtant cachés dans les socquettes, firent une apparition fantomatique dans une vision inédite.
C’est de nouveau en vacances et en voyage, cette fois sur l’île de La Réunion, que Céline H. composa à partir du nouveau « sujet ». Quand je reçus sa réalisation toujours accompagnée de texte, je mesurai à quel point notre jeu, ainsi que les éléments plastiques et écrits qu’il générait, gagnaient en richesse et complexité. J’eus le sentiment que tout en gardant sa part ludique, nous étions en train de construire une œuvre commune avec rigueur, lui donnant un cadre et des règles en l’approfondissant un peu à chaque fois.
L’objet réalisé par Céline H. était un assemblage de divers éléments et demandait de la part du spectateur plusieurs points de vue: ainsi, latéralement ou frontalement on percevait une petite tortue en raphia (pour moi une vraie évocation de Madagascar, pays de mon enfance, la grande île aux tortues et au travail du raphia) hérissée de sortes de jambes de corail. Et dans une vision surplombante, on découvrait sur le dos de la tortue, un squelette, les jambes en l’air dans une posture quelque peu provocante. Contrairement à ce qui était dit dans le texte, cela ne pouvait pas être Gertrude, cette dernière étant dénuée de membres et de mauvaises intentions… Passons…
L’ensemble comprenait évidemment du texte, en particulier une chanson sur les hôtesses de l’air, intitulée pour l’occasion « Le rêve de Gertrude », révélant une vraie prise en compte du sujet donné et contenant, telle une poupée gigogne, le nouveau « sujet » qui m’était destiné: « Tenez-vous par l’index. ».
Pour ce « sujet », je convoquai index, indexation, tous mes doigts jusqu’au bout des ongles, et réunis ce fatras nomenclatural dans une sorte de tableau en bois évoquant les panneaux d’affichage si chers aux administrations, avec, pendu à un crochet, l’index de tous les éléments. Le dos caché du panneau comprenant, entre autres, des indices du nouveau « sujet » « Pendu à la langue.».
De la pendaison à la potence, il y avait une logique et c’est sans surprise qu’il me parvint une langue (fausse bien sûr, réalisée en pâte durcissante) pendue à une potence graduée en bois, une langue bien rose (que j’aurais pu prendre pour autre chose avec mon esprit mal tourné), en deux parties, renfermant une clé USB. Et dans la clé USB, la vidéo d’une performance que nous ne publierons pas ici par égard pour Céline H. qui pourrait perdre toute crédibilité auprès de ses étudiants et surtout s’attirer la vindicte de ses collègues enseignants-artistes à qui elle ferait de l’ombre. Toujours est-il que cette performance était tout à fait éclairante quant au nouveau « sujet » qui m’était destiné: « On se refile le tuyau. ».
Avant d’aborder ce « sujet », je tiens à préciser que dans cette dernière réalisation de Céline H. accompagnée d’un texte ou plutôt d’une recette « L’abat rouge sauce piquante », le jeu des mots prenait une forme plastique dans la plus pure tradition de l’objet surréaliste, la réalisation plastique et le texte n’étant plus seulement dans un accompagnement mutuel mais en symbiose ou en fusion au point de créer un objet-calembour. Il me semble qu’à partir de là nous franchissions une étape dans notre expérience en ce qui concerne l’élaboration de nos productions de plus en plus soignées et l’adéquation de ces dernières et des caractéristiques plastiques mises en jeu à une prise en compte du « sujet » souvent inattendue et surprenante déclinée en plusieurs niveaux de sens.
C’est dans cet ordre d’idée que je m’emparai du nouveau « sujet »: « On se refile le tuyau. » car « se refiler le tuyau » était bien ce que nous faisions dans nos échanges, une sorte de relais que nous nous passions d’une réalisation à une autre, chacune faisant allusion à la précédente. De tuyau, j’imaginai un pipe-line qui, dans un futur proche ou lointain deviendrait, suite à une sécheresse radicale, un tombeau digne des pyramides avec momies et trésor, trésor que je scrutai à la loupe dans une version agrandie et dans lequel, outre un précieux tuyau en cuivre, se trouvaient divers éléments dont un intrus, un bouchon en liège portant une inscription: le nouveau « sujet »: « Pousser le bouchon. ».
Je reçus en échange un magnifique « Pousse-tire-bouchon » ou « Pouce-tire-bouchon » qui me parut être le digne frère de la « langue pendue », car là-aussi, comme dans la tortue réunionnaise et la potence, haut et bas étaient concernés avec les actions opposées et contraires que cela impliquait. Le pousse-tire-bouchon, composé d’un vrai tire-bouchon et d’une représentation de pouce (opposé) joliment modelé, était un objet à la fois simple et complexe d’une redoutable efficacité évocatrice, un vrai déboucheur (mal embouché) de jeux de mots, un parfait « objet paradoxal » comme le désignait Céline H.
Accompagnant cette réalisation, se trouvait un « cadeau » pour la Crâneuse que je suis, une affichette d’une représentation d’Hamlet rebaptisée « Crânelette » dont Gertrude serait la vedette, affichette comportant à son verso la fortune critique de ce spectacle fantasmé. Je vous laisse en découvrir la teneur et l’inénarrable richesse inventive dans la page consacrée (lien au début de l’article).
Le nouveau « sujet », quant à lui, était caché dans une petite boite métallique d’origine bretonne sous la forme d’une gaufre emballée dans de la cellophane et provenant de la ville de Liège (encore un souvenir de voyage). Car le concept de tire-bouchon ne va pas nous en faire oublier la raison, autrement dit le bouchon qui pour être digne de ce nom doit être en liège sans obligatoirement provenir de Liège.
Liège, la Belgique c’est là un terrain que nous affectionnons particulièrement: les artistes belges, le cinéma, les séries, l’humour décalé spécifique à ce pays auxquels nous essayons de faire hommage.
J’abordai ce « sujet » avec la gourmandise d’une mangeuse de gaufre, sortis mes aiguilles, ma laine et mon fil pour en faire un bel ouvrage de dame, un «Cas fait liégeois » avec un empilement d’éléments s’articulant comme les mots d’une phrase. Je joignis à ma réalisation la petite boite bretonne que je restituai ainsi à sa propriétaire et la gaufre liégeoise retravaillée en forme de tête de mort avec ouverture et fermeture soigneuse de la cellophane après tentative de dégustation des morceaux découpés pour parvenir à la conclusion que la chose n’était plus comestible. Le nouveau « sujet », lui, était inscrit sur un petit papier: « Cuit, bien cuit, pas cuit, mal cuit, très cuit. » faisant ainsi directement référence à un célèbre «Principe d’équivalence ».
Le résultat fut surprenant: une sorte de « patate chaude » (qui est une autre version du tuyau qu’on se refile) plutôt « Une paume de terre en robe Deschamps » si j’en reprends l’intitulé exact. Une réalisation encore une fois déclinée en plusieurs niveaux de sens, fausse pomme de terre, empreinte d’une paume de main et de ses lignes, habillée d’une robe (des champs) en aluminium au look un peu spatial mais apte au passage à 180° et agrémentée d’une mixture indéfinissable en l’état, car arrivée moisie dans ma boite aux lettres. Une moisissure que j’utiliserai dans mon projet suivant.
Bien sûr, cet ensemble aux allures gastronomiques était accompagné de la recette de cuisine idoine et d’une annexe chiromancienne de lecture arachnoïde des lignes de la paume introduisant le nouveau « sujet »: « Madame Irma.».
Un « sujet » particulièrement évident pour ma pratique autour du crâne Gertrude à qui j’avais déjà attribué quelques dons extralucides: Irma était Gertrude et vice-versa. Ne lui manquait plus qu’une panoplie de parfaite voyante ou de sorcière charlatane . Je présentai les différents ingrédients nécessaires aux rituels de Madame Gertrude dans une boite en verre capitonnée. Le tout toujours étiqueté et mis en mots.
Le nouveau « sujet » que je destinai à Céline H. était l’un des éléments de la boite: un petit paquet de papier de soie contenant une graine de tamarinier avec l’indication « Il est tout sec mais tu sauras quoi en faire. » en référence à une situation vécue dans notre métier et qui a suscité bon nombre de plaisanteries.
Le résultat extrêmement bien fait fut à première vue délicieusement scolaire et merveilleusement inventif comme peuvent l’être certains travaux d’élèves qui nous laissent pantois d’admiration, mais à regarder de plus près pas très innocent. Sous la forme d’un cahier ou plutôt d’un dépliant intitulé « L’os Dyssée du Tamarin » la petite graine incluse dans le papier passait d’une page à l’autre par un jeu d’ouvertures, se transformant en images et en mots et bien sûr en un chapelet d’astuces. La dernière page et surtout l’étiquette provenant d’un vêtement taille 2 accrochée à l’ensemble donnaient une orientation lessivielle au nouveau « sujet » en livrant quelques indications sur la composition du tissu (coton), sa provenance (Italie) et des conseils d’entretien.
Alors que je m’apprête à évoquer ma dernière réalisation, il est temps pour moi d’aborder le problème du « sujet » dans le cadre de notre « Battle », en tout cas de mon point de vue car je ne sais pas ce qu’il en est du côté de Céline H..
Le « sujet » est probablement assez spontané de la part de celle qui le donne, c’est à dire qu’il ne résulte pas d’une élaboration telle que nous pourrions la mener ou l’avoir menée dans notre métier d’enseignant, sachant qu’un « sujet» ou plutôt des consignes ou incitations s’appuient toujours sur des notions à travailler, doivent toujours amener l’élève à les élucider sans le piéger et visent une évaluation efficace du travail. Dans le cadre de notre « Battle » le « sujet » est toujours une surprise pour celle qui le reçoit et induit une idée plus qu’une réflexion (toujours de mon point de vue): plutôt que l’analyse rationnelle que nous avons mis en route bien souvent dans notre métier ou lors de la préparation aux concours, il convoque l’intuition et l’intelligence des mots et de la sémantique; beaucoup plus notre machine « poétique » ou poïetique que notre machine professionnelle, bien que je sois persuadée que ce « jeu » n’aurait pas lieu sans notre expérience professionnelle, sans notre formation, le vécu de la classe, les références scolaires et tout le travail que nous avons construit ensemble. D’une certaine manière, fortes de nos connaissances sur la pédagogie et la didactique, nous jouons à brouiller les pistes, car « l’œuvre » ou « l’objet » n’est plus le résultat d’une demande que serait le « sujet » mais serait le dispositif entier où le « sujet » deviendrait également « objet ». Car d’une réalisation à l’autre, tout semble s’enchainer, le « sujet » en étant un maillon, un maillon nécessaire car rien ne tiendrait sans lui, parfois un maillon tordu qui entraine l’autre et même les deux protagonistes à prendre un virage inattendu; mais vu en perspective, malgré l’absurdité évidente de ces «sujets», l’ensemble de nos travaux montre une certaine cohérence et forme une construction dont les éléments sont reconnaissables par et dans le cadre que tacitement nous avons établi.
Ainsi je ne sais par quel chemin tortueux je suis passée d’une banale étiquette de « vêtement taille 2 en coton made in Italy » à l’idée scabreuse de « Scroton Italien », expression en soi qui ne veut rien dire si ce n’est l’effet de la peau de banane glissée sous le mot « coton », avec comme image obsédante celle du David de Michel-Ange que je dois être la seule à n’avoir jamais vu en vrai. Toujours est-il que je ne pus me débarrasser de cette première idée, que je n’eus de cesse de la réaliser et, ce, avec un enthousiasme jouissif. Probablement que si j’avais consulté un psychiatre à ce sujet, il m’aurait révélé que par cette réalisation je réglais mes comptes avec un certain conférencier italien, lors de ma préparation à l’agrégation, spécialiste du Quattrocento et parfaitement obsédé par les nus de Michel-Ange et en particulier par le David. Avec l’aide de la Mère Denis et un peu de lessive, j’ai probablement fait un peu de ménage!
Pour l’occasion j’inventai un nouveau personnage dans le bestiaire du Blog de Gertrude: Gertrude Steine, hystérique du Lard. Il est évident qu’elle n’a pas dit son dernier mot.
Quant à l’aspect « en-dessous de la ceinture » de cette dernière production, je suis heureuse de l’avoir assumée, d’avoir mis en évidence pour cette fois l’Éros (en compagnie de Thanatos) qui traine bien souvent dans les réalisations plastiques de manière plus ou moins involontaire.
Les petites reproductions du David sur éléments de coton étaient accompagnées d’un texte particulièrement riche en jeux de mots et calembours. J’étais inspirée…
Le texte finissait sur le dernier « sujet » donné à Céline H.: « Mieux vaut un cycle long qu’un court-circuit. »
J’ai reçu il y a peu la réalisation de Céline H. sur ce dernier « sujet », composée de différents éléments y compris des textes. L’ensemble fait référence aux Jeux Olympiques 2024, au circuit de course à vélo, de la flamme olympique; là encore chaque objet est l’occasion de pirouettes sémantiques.
Et je crois que c’est à la réception de cette dernière réalisation de Céline H. que j’ai vraiment pris conscience que depuis le début, chacune d’entre nous reprenait des ingrédients trouvés dans la production de l’autre pour la rejouer, l’enrichir et la passer en relais.
Au verso d’un badge d’une célèbre université parisienne déguisé en badge des Jeux Paralympiques, je découvre le nouveau « sujet » que je ne révèlerai pas avant de l’avoir réalisé.
Je laisse venir les idées…
Le texte de Céline H.
Et donc, si l’on prend de la distance (1)…
Les principaux protagonistes
Gertrude : En surplomb, le crâne souverain, immuable et omniscient.
Saint-Antoine : Incarnation du Verbe en sol corrézien, cylindre de cire moulée dans sa gaine de plastique, à consumer pour les grandes occasions. Protecteur des objets perdus, désuets ou mal en point, en attente de recyclage.
Le Tatou : Saint-Esprit voyageur venu d’ailleurs, réapparu il y a peu, comme par magie, dans la vie du capitaine.
Autant dire que ces trois-là sont inséparables.
L’histoire
Il y a 19 mois, nous adressions à notre bien-aimé Saint-Antoine une petite prière sur post-it. Le bienfait accordé, je lui envoyais en signe de gratitude et par colis postal un petit sachet de remerciements faits main. En échange, je recevais peu après un kit de laine à feutrer. C’est ainsi que s’est amorcée cette étrange épopée qui a depuis étoffé notre vie, l’animant d’étranges résonances.
Nous traçons en pointillés un chemin qui se dessine au gré et en parallèle de nos activités saisonnières. Chaque étape prend la forme d’un petit défi, d’une quête ou d’une chasse au trésor balisant ce pèlerinage à l’itinéraire rigoureusement improvisé.
Gertrude, Saint-Antoine et le Tatou nous ont accompagnées dans toutes nos aventures, et par un bel effort nous nous vîmes trois mille en arrivant aux bons ports de Lorient, Dinard, Rotterdam, Saint-Paul de La Réunion, Arcachon, Turenne – lieu d’amarrage du capitaine – et virtuellement, Liège et Florence.
Au gré de nos pérégrinations, notre galerie de personnages hauts en couleur n’a cessé de s’enrichir : Saint-Bernard l’Hermite et autres bivalves, Saint-François, un marabout, Saint-Expédit, une sourie verte, des fillettes, une hôtesse de l’air, madame Irma, le capitaine Crochet, la famille Tuyau de poêle au grand complet, des momies égyptiennes dont un papi russe et sa descendance belge, le Petit Poucet, le David de Michel-Ange, des adeptes du tandem….
Morts ou vivants, humains ou non-humains, tous ensemble pour l’éternité, nous partageons une destinée commune et il convient d’en rire. Et avec le plus grand sérieux parce que Sélavy.
Et que de corps dans ce joyeux chaos ! Sont apparus des jambes, des pieds, doigts, ongles, langue, paume, peau, poils, oreille, scroton, mollets.
Tout cela s’agite, ça opère, ça fabrique : couture, broderie, modelage, moulage, assemblage, dessin, peinture, feutrage, vidéo, photographie, bricolage de bouts de ficelle, selle de cheval et histoire sans fin.
Ça se nourrit aussi : fruits de mer, gaufres, moules frites, abats en sauce, charcuterie. On ripaille sans entrave.
Pour ma part, je suis surprise du sérieux avec lequel nous nous sommes consacrées à cette étrange affaire. À la fois appliquées et ponctuelles, nous y avons mis tout notre cœur, trop heureuses de nous soumettre à cette contrainte de légèreté aussi bienfaisante que nécessaire à la survie en milieu ordinaire.
L’amorce et l’appel d’air
Cet échange est une entreprise d’enchantement, de recharge sacrale des pouvoirs du Saint-Os sans cesse relancée. Nous entretenons assidument cette complexe machine à faire image et la réamorçons tous les deux mois environ. Chaque « sujet » reçu active le désir d’incarnation de formes de toutes sortes. Dans l’inspiration première, les images et les mots sont encore de même nature et jouent, se télescopent, à l’infini. C’est là que ça germe. Rien à comprendre a priori : il suffit de faire avec ce qui n’a pas de sens car le sens pur, tout neuf, n’apparaitra qu’après coup, à notre insu et avec retard. Petit moment d’émerveillement quand s’assemblent les pièces de cet improbable puzzle à multiples dimensions.
Inspiration – expiration : C’est un appel d’air frais qui émane du crâne désormais ouvert à tout vent. On avance à la va comme Gertrude nous pousse. On se laisse rebondir, décoller et projeter joyeusement… là où on aurait jamais pensé atterrir.
C’est du bien fait, mal fait, pas fait pour de vrai.
La machine est à énergie éolienne. Ça souffle, ça vous réveille une zone engourdie de matière grise, ça décolle les adhérences, ça soulage du trop-plein. C’est que notre crâne, le nôtre, est bien lourd d’un cerveau dont nous ne savons pas toujours bien quoi faire en général et en particulier. La machine ventile et ça fait du bien. Elle propulse les neurones là où tout est possible. Sans rire, l’art est quelque part par-là « dans la fumée des bougies de carnaval » (2).
La consistance, l’envers
Par là-bas, c’est dans l’épaisseur sans fin du monde (3). Notre histoire à quatre mains est essentiellement une pratique transgressive qui nous permet de passer de l’autre côté. Nous regardons et écoutons les choses à travers, de biais et par-dessous – à moins que ça ne soit à ras des pâquerettes.
S’enroulent et se déploient des pelotes de phrases, d’histoires et de figures improbables : nœuds, décollages et collages de syllabes, de fragments de matières, de trucs à haut potentiel. Déshabiller les mots et les objets pour les costumer à notre guise en fonction de la pièce à jouer. Le terrain de jeu est sans limite et chaque bout de ficelle est capable d’endosser tous les rôles.
Nous pouvons nous ébattre, en totale régression non coupable, dans la doublure ouatée du quotidien (4). Elle tient chaud et donne du volume sans alourdir.
Nous connectons sans intention les fils laineux de ce qui se trame, en réseau parallèle : un joli dessein d’errance parfaitement cohérent puisqu’aussi aléatoire que déterminé. Toute contradiction disparait devant cette belle union du hasard et de la nécessité. Le sens de la vie ?
Pas de projet, juste une ponctuation du temps qui donne du rythme. Le moindre geste pour un maximum d’ouverture, pour l’art de rien, parce que le vain ça rend gai.
Pour finir en beauté, je laisse la parole à Jean-Christophe Bailly (5).
« … un homme qui ne fit le pitre que pour mieux se cacher – comme si à ses yeux, le « labeur du concept » avait dû rester invisible et n’être jamais laborieux pour pouvoir devenir vrai, pour pouvoir donner sans bruit le plaisir de l’exactitude. »
Chauffe Marcel !
1-508.5km, de Gagny à Turenne et retour.
2 – Ça, c’est de Nietzsche.
3 – L’infra-mince ?
4 – « La ouate fibre cardée – sachet 1 kg – est gonflante, moelleuse, saine, inodore et imputrescible. Parfaite pour les doudous et les poufs (!) avec un entretien en machine 40°. » https://www.mapetitemercerie.com/fr/ouate-molleton/54015-ouate-fibre-cardee-1-kg.html
5- J.C. Bailly, DUCHAMP, 1984, Ed. Hazan, Paris, p 6.
Ce texte a été écrit le lundi de Pâques qui est tombé cette année le 1eravril. Sacrée blague !