HISTOIRE D’UNE RUPTURE
Chers amis,
il y a vingt mois, je décidai de donner à ma pratique autour de Gertrude une nouvelle dimension en la mettant en ligne sur Internet. Depuis cette modeste initiative a pris une ampleur insoupçonnée et, grâce à vous, s’est enrichie de nombreux évènements ; en effet, la substance de cette expérience est essentiellement pétrie des rencontres et des échanges, voire de l’interaction, qui ont pu se produire entre le blog de Gertrude, devenu triple au cours du temps, et mes interlocuteurs sur la Toile. Ce Triblog a ainsi vécu plusieurs époques, certaines intenses, d’autres plus calmes. Des étapes interactives ont été franchies et le jeu de Gertrude a passé plusieurs fois la fragile frontière entre le virtuel et le réel sous forme de correspondances et d’envois d’objets, semant çà et là dans nos réalités respectives les traces tangibles des êtres.
J’ai ainsi, très dernièrement, gravi un échelon de plus dans cette aventure en rencontrant la personne physique de l’un de mes interlocuteurs virtuels.
Ce fut une véritable Rencontre et probablement une forme d’apogée dans l’histoire de Gertrude et plus particulièrement dans son parcours sur Internet.
Également, il y a un an, presque jour pour jour, se jouait un autre temps fort de cette partition mais se profilait aussi la fin d’une époque. En effet, à la fin du mois d’août deux mille huit, j’entreprenais la publication de la plus sophistiquée de mes réalisations sur Gertrude. Cette réalisation s’intitule La Réelle Relique ou Relique Magnétique.
Elle constituait le point d’orgue de la première période du blog de Gertrude, cristallisant dans sa masse la substance récoltée lors de ces premiers mois de mise en ligne ; elle matérialisait l’épaisseur et le poids de l’échange dans la densité de sa matière et la collision de ses constituants assemblés, offrant à Gertrude son plein spéculaire face au vide de sa mémoire éteinte.
Elle est composée de neuf « lieux » différents répartis autour d’un support en bois, sorte de tête en matière pleine qui était une ancienne forme à chapeaux, et « orientés » géographiquement selon le Champ magnétique terrestre, lui-même signalé par une boussole, premier chapitre de la Relique.
J’avais prévu le dévoilement progressif de cette Relique, lieu par lieu, ou station par station, passant de l’un à l’autre dans une certaine logique topographique de l’objet. La publication devait trouver son aboutissement, non seulement dans la révélation de l’image de la Relique dans son entier, mais aussi dans l’achèvement de cette dernière, que je projetais comme l’intervention de l’un de mes interlocuteurs, personne emblématique de la première période du blog. Cette dernière particularité apportait à la Relique sa singularité.
Hormis le neuvième lieu laissé à sa vacuité et aux possibilités de fantaisie interactive, les huit premiers lieux étaient à la fois présentation et représentation ; présentation d’objets chargés de sens, et représentation symbolique de certaines données de l’aventure Internet. Les éléments inclus dans cette réalisation sont ainsi signifiants par rapport à Gertrude, à son parcours sur le Web ou au mien, la plupart du temps objets de mises en scène antérieures ou de transactions sur la Toile ; la « lecture » en est toujours polysémique.
Le premier « lieu » ou « station » représente ainsi Le Champ Magnétique sous la forme d’une boussole usée, dont l’aiguille flotte dans l’eau, et que j’ai encastré au sommet (au zénith) de la Relique. L’axe Nord-Sud de la boussole est volontairement décalé de deux degré par rapport à l’axe longitudinal de la Relique. Cette orientation détermine la répartition des huit autres lieux.
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La deuxième station est celle de La Distance ; probablement le paramètre le plus important, et en même temps le plus paradoxal, caractérisant les échanges sur Internet. Cette notion complexe est symbolisée par une empreinte partielle du crâne de Gertrude « enlacée » par un élastique ; l’empreinte réalisée avec une pâte de modelage matérialise le contact, ce rapport aveugle entre individus sur Internet qui nous fait entrer dans une grande proximité fantasmatique au mépris des distances géographiques réelles ; mais aussi la cécité de l’os du crâne de Gertrude, à la fois sujet muet (impuissant) de son histoire et objet (objectif) obscène (et caché) de notre propre devenir. L’empreinte, si elle est contact, parle aussi bien de la présence inévitable de son référent dans son procédé que de son absence quand elle devient visible, presque en tant que son image virtuelle.
L’élastique, quant à lui, conjugue la distance sous un autre point de vue : il est en même temps « mémoire de forme » et distorsion ; ou encore distanciation et lien ; de ces liens qui paraissent si forts entre les êtres virtuels et qui s’avèrent si ténus, si fragiles sous le souffle du temps accéléré du Web. Ces différentes facettes de la notion de Distance s’interpénètrent et participent les unes des autres, comme dans ces deux objets enchâssés au « Sud » de la Relique qui sont des éléments particuliers ayant joué un rôle antérieur dans le parcours de Gertrude, l’un dans une vidéo, l’autre en tant que fragment de réalité ayant « voyagé » selon une distance géographique mesurable.
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La troisième station, située au Nord, est celle de L’Éternité, terme aussi énorme que vide de sens, quête illusoire et sans terme possible et dont l’espoir a le mince éclat d’une minuscule médaille en métal léger, témoignage des modestes pèlerinages d’une mémoire éparse liée à mes légendes personnelles ; seule offrande possible à l’inconnue Gertrude et en opposition à son effroyable réalité.
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La quatrième station, à l’Est, représente Le Temps qui contrairement à l’Éternité voit l’aube se lever dans la marche inexorable de son extinction. C’est un décompte absurde, dont le découpage en unités est tout aussi dérisoire que les balises chiffrées auxquelles nos existences se raccrochent, aussi dérisoire que le vocable numérique « neuf », œuf creux et arbitraire des enfantements fantasmés du crâne Gertrude, de la maïeutique de sa pensée ; aussi dérisoire que l’emblème de nos peurs superstitieuses, treizième arcane de notre terrible Faucheuse mentale ; aussi dérisoire que les commémorations sans fin d’une mémoire qui se mord la queue et se nourrit d’elle-même.
Cette montre à gousset au mécanisme arrêté a été achetée par hasard sur Internet ; les aiguilles désignent la neuvième heure d’une histoire inconnue, mais que l’on devine violente dans la blessure de l’émail laissant émerger le tracé du chiffre 9. Elle repose, sous la vitre scellée par le mastic, comme embaumée dans le bitume de notre compte ultime.
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La cinquième station est celle du Poids, poids de nos boulets, qu’ils soient Gertrude ou autres, poids sur nos cœurs des délicates manipulations de la Mort. Le poids est en même temps pesanteur de l’expérience comme légèreté du propos ; il est également le tangible de nos réalités face à l’éther du virtuel, le palpable face à l’insaisissable, la densité de l’émotion face à l’illusion fuyante des sentiments. À l’opposé du temps, orienté à l’Ouest, contemplant impavide la finitude terrestre, les vingt grammes étalonnés du laiton, additionnés au gramme supposé de la plume, exposent leur inaccessibilité dans leur logement hermétique, telle une âme faisant grâce des vingt et un grammes dont elle nous accable.
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La sixième station est l’Élégance du Désespoir, expression cousue de fil blanc ou fil ténu de l’humour tendu sur les absurdités et le néant de Gertrude. Gertrude, dont les semblants d’existence sont un fin tissage brodé du monogramme G, initiale soignée et élégante de son intitulé ridicule, et la trame d’un mouchoir étincelant dans lequel j’entrepose mes larmes. Le mouchoir est exposé sur le dessus de la Relique, sous son écran de verre transparent, en monstration de ses apparences ordonnées.
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La septième station est celle de Gertrude, ou plutôt de ses Représentations, représentations sans lesquelles son Triblog ne pourrait exister. Elle se situe dans la partie inférieure de la Relique Magnétique, sous la station Éternité ; elle est constituée d’un très petit portrait de Gertrude peint à l’huile ; le regard de Gertrude est tourné vers l’Est et ses promesses d’aurore.
La huitième station est le dessous de la Relique, au nadir de son orientation. Elle est la Face Cachée de la Relique Magnétique ; elle repose à l’ombre des signes, elle abrite dans ses cavités et ses puits d’obscurité des messages occultes et garde au secret les citations et signatures gravées dans son bois brut, tels d’irréductibles bastions soustraits à l’œil pourtant redoutable et indiscret d’Internet.
Enfin la neuvième station est la partie inférieure de la Relique ; elle s’enroule autour de son ovale, séparée des autres lieux par un mince sillon ; elle échappe à toute orientation par son parcours circulaire qui bute juste sur le minuscule accident du portrait de Gertrude. Cet espace reste inachevé, mais trouve son accomplissement dans l’idée des possibles et dans l’inévitable suspension de son devenir.
Pour une raison imprévue et extérieure à ma volonté, la parution progressive de la Relique Magnétique a été brusquement interrompue à la sixième station, laissant dans l’ombre les trois dernières ainsi que l’image de la réalisation dans sa globalité. La « sortie de route » brutale du dispositif fut mise en scène, en cohérence avec l’expérience « Gertrude en ligne » qui dans sa « non-prévision » volontaire ne laisse pourtant rien au hasard, en faisant feu de tout bois placé en travers de sa route. Je mis donc la Relique Magnétique à l’écart, ne sachant pas si les circonstances de sa publication se représenteraient un jour ; je l’oubliai sur la dernière planche de mon étagère où je cultive quelques élevages de poussière.
Depuis, le vaisseau de Gertrude a tracé son chemin prenant des distances confortables avec cet épisode, l’eau a coulé sous sa coque, et son voyage a évolué vers d’autres brisées ; des étapes décisives ont été franchies et ont mené très loin cette mise en ligne. Rien n’annonçait pourtant la réactualisation de cette relique, si ce n’est un minuscule signe remarqué récemment sur l’objet même et qui, tel un « effet papillon », fit remonter à la surface tout l’enchaînement à rebours de la conception de cette réalisation. En effet, au cours d’un banal inventaire et époussetage de l’étagère, je constatai la rupture de l’élastique inclus dans la deuxième station, événement on ne peut plus anodin et prévisible dû à l’auto dégradation naturelle du caoutchouc. Cette Relique, que j’avais particulièrement conceptualisée, continuait à « parler » d’elle-même et offrait sa conclusion en mettant en avant, à travers son usure d’objet, la fragilité de son référent virtuel et la facilité de détachement des liens qui s’y tissent. La Relique, rompant ses faibles anévrismes, sortait ainsi du carcan chronologique des choses qui alignent leur début en fonction de leur fin, entrait dans l’intemporel du symbole, se détachant à jamais de sa charge émotionnelle.
Je décidai de la publier.
Paris, le 03/09/09
Juliette Charpentier,
Capitaine du cyber-vaisseau Gertrude
JC, La Réelle Relique ou Relique Magnétique, Juin 2008,
objets divers, plaques de verres, mastic, peinture à l’huile sur forme à chapeaux en bois,
11 x 14 x 18 cm.
Aout 2008 / Aout 2009