De ses ombres portées Gertrude garde les zones d’ombre et marche à l’ombre de leurs obscurités. Elle court après son ombre à l’ombre des nostalgies sans être l’ombre d’elle-même. A-t-elle peur de son ombre elle qui me suit comme mon ombre?
JC, avril 2025, Gertrude la belle Ombrageuse, eau forte et taille douce sur zinc, impression sur papier aquarelle, 15 x 20 cm.
Cela fait exactement dix-sept ans et quatre mois que Gertrude n’est pas prête à sortir de l’ombre.
Chaque neuf du mois d’avril je publie un article intitulé « Exception au Capitaine N°… ». Rien de bien exceptionnel si ce n’est de me servir de prétexte à déverser toutes sortes d’élucubrations plus ou moins nostalgiques sur ma personne ou sur tout autre sujet me touchant de près ou de loin. Vous avez deviné que le neuf avril est ma date anniversaire, date à laquelle, officiellement, je suis à chaque fois plus « âgée », sorte de passage, rite ou pas, d’un état à un autre. Ce « changement » n’a pas vraiment d’impact sur ma réalité immédiate mais assurément un effet psychologique: il faut s’habituer au nouveau chiffre, un chiffre qui a tendance à me définir, qui va me situer socialement. Je ne peux plus dire la même chose qu’hier; hier j’avais tel âge, aujourd’hui j’en ai un autre. Je change de catégorie. Ce jour est un état intermédiaire qui traine les oripeaux de ce qui a été, un reste qu’il va falloir évacuer, mais aussi le signe de ce qui va être et peut-être de ce qui me reste. Gertrude est également un reste, un reste humain qui plus est, un reste amnésique. Son absence de mémoire la garde immobile dans le temps, l’exempte de tout anniversaire ou de tout vieillissement ; et ce n’est pas ma scansion mensuelle monomaniaque et virtuelle qui change cet état. Elle est pourtant le reste d’une personne, une femme, qui a été, qui est née, qui a respiré, probablement aimé et souffert, qui a eu bonheurs et malheurs dans un vécu singulier. Je n’en saurai jamais rien. Un jour le crâne de cette personne inconnue retournera à la poussière. L’os est persistant, contrairement à la chair, mais n’est probablement pas éternel. Tous les crânes ne sont pas Lucy. Moi, cela fera longtemps que je ne serai plus. Il est même possible que je ne laisse pas de crâne derrière moi. En effet je n’ai aucune intention de léguer mon corps à la Science et la crémation est plutôt à la mode. En centrant ma pratique autour du crâne de Gertrude, il semblerait logique de prétendre se réclamer de la notion de Vanité. Or plus j’avance, moins je trouve cette revendication pertinente. Il deviendrait pour moi presque vaniteux d’être dans la Vanité. Bien sûr, je me ris de la mort, enfin d’un rire bien jaune, mais la chose qu’on ne prononce jamais de manière tout à fait anodine me parait de moins en moins symbolique et de plus en plus prosaïque. Depuis quelques temps je dévie de la légende de Gertrude, je ramasse des crânes d’animaux, je redécouvre ma collection de coquillages et observe le tatou empaillé revenu de mon enfance. Ce sont des choses bien réelles dans mon environnement. Ce nouveau regard coïncide avec mon intérêt récent et grandissant pour les techniques de gravure qui entrent en résonance avec ma réflexion sur les états intermédiaires, les temporalités qu’engagent la mémoire et l’immédiat, les interstices et décalages entre ce qui est fait et donné à voir. Car la gravure est matrice qui accouche d’un résultat improbable, en même temps mort, transformation et naissance, une véritable réincarnation du dessin et du dessein. Récemment j’ai retrouvé dans mes archives un ancien carnet comportant des dessins, appliqués et d’une facture assez classique, réalisés à la morgue il y a longtemps quand j’étais élève au Beaux-Arts. Pendant une année je me suis rendue chaque semaine dans cet endroit pour dessiner et peindre les morts, des personnes qui avaient toutes donné leur corps à la Science . Ces cadavres étaient maintenus dans un état de stase pour permettre dissection et préparations anatomiques. Chacun gardait l’expression de ses derniers instants et un peu de ce qu’ils étaient avant la découpe et leur disparition sans sépulture. Dans un état intermédiaire suspendu. Il me semblait important d’en fixer le souvenir. Je décide de traduire en gravures les dessins de ce carnet. Des gravures sur contreplaqué où je ne garde que les traits essentiels. Le matériau et l’encre font le reste (si j’ose dire.). Car contrairement à la gravure d’épargne classique, je travaille au trait et imprime blanc sur noir ce qui inverse le processus de l’encrage. Ainsi l’encre blanche développe son pouvoir couvrant sur la surface de la feuille tout en laissant apparaitre les imperfections de la matrice. Le noir du papier se charge des lignes et des impuissances de l’encre, jouant la décomposition du dessin. Le blanc est comme un linceul, la planche comme la boite auquel le mort a échappé. Le papier arraché est celui d’un grand carnet noir en miroir du grand carnet blanc du « ça été ». Le résultat en devient abstrait.
JC, Février-mars 2025, gravure sur contreplaqué, impression encre blanche sur papier noir, 30 x 44 cm.
Gertrude serait-elle une sorte d’usine à gaz à distiller dans ses multiples tuyauteries du grand n’importe quoi au parfum de fleurettes? Inspirez! Inspirez! Vous aurez tout le temps pour expirer…
JC, mars 2025, Os et Gaz, eau forte et burin sur zinc, impression sur papier aquarelle, 15 x 20 cm.
Cela fait exactement dix-sept ans et trois mois que Gertrude vous enfume sans vous intoxiquer et nous ne sommes qu’au 1070ème étage!
JC, octobre 2024, Gertrude la Nébuleuse, gravure en taille douce sur zinc de toiture, impression en blanc sur papier noir, 30 x 40 cm.
Gertrude n’est pas une histoire. Ce n’est pas un récit qui se déroulerait au fil du temps dans une chronologie bien ordonnée avec un début, des paragraphes, une fin. Gertrude n’a ni passé, ni avenir, elle est sans histoire, juste notre histoire face à son être inconnu. Gertrude est une constellation, vains corps célestes qui brillent dans l’obscurité de son mystère , configuration de signes venus du vide dont la lumière déjà morte forme un dessin qu’il nous plait de lire à dessein.
Cela fait exactement seize ans et dix mois que Gertrude est le treizième signe des Toiles.
Que ce soit en détail ou dans sa globalité qu’est-ce qui distingue Gertrude d’une tête de mort? Serait-ce un léger décalage?
JC, septembre 2024, Les signes distinctifs de Gertrude, taille douce sur treize plaques de zinc de toiture, impression sur papier aquarelle. 24 x 29 cm.
Cela fait seize ans et neuf mois que Gertrude se distingue sur la Toile.
Pour clore cette année Oscolaire la Crâneuse graveuse vous offre en vain impressions l’expression de la patience d’un zinc quadragénaire.
JC, Manière noire et aquatinte sur plaque de zinc, épreuve N°20 sur papier aquarelle, 24 x 30 cm.
La plaque de zinc date de mes études à l’École des Beaux-Arts. Témoin du peu d’intérêt que je portais alors à la technique de la gravure, elle est restée inutilisée pendant quarante-cinq ans, trainant au fond des cartons de mes multiples changements de lieu. Elle porte les stigmates de ma négligence, sa surface ayant perdu planéité et éclat au contact de matériaux et médiums divers. En septembre 2023, j’intégrai un peu par hasard un atelier de gravure, technique qui jusque là m’attirait peu tant je la jugeais rigide et étroite. (Un apriori probablement forgé lors de mes études aux Beaux-Arts après une très brève participation au cours de gravure dont je m’empressai de fuir l’enseignant.) Ce fut une révélation et la mise à bas de mes idées reçues. Et quoi de mieux pour acter cette découverte que d’exhumer cette vieille plaque qui attendait patiemment que je m’y intéresse; de négligée je ne l’avais pourtant jamais oubliée. Je bichonnai sa face meurtrie, en nettoyait l’oxyde pour en retrouver le poli, « berçait » longuement la plaque d’un geste répétitif du poignet pour y créer une trame éprouvant ainsi par la technique de la « manière noire » la résistance du matériau et l’humilité qu’il m’imposait. Je décidai de saturer peu à peu la surface de motifs, crânes d’animaux et coquillages, les faisant apparaitre par polissage, passant du rugueux au lisse, du noir de l’encre retenu dans le relief produit par le berceau au blanc du vide créé par le brunissoir. Je pris le parti d’en accepter toutes les épreuves, l’incertitude des encrages et des impressions, l’imperfection et l’accident. Cette plaque de zinc quadragénaire, gardée si longtemps à l’abri des regards, révèle maintenant sa part d’ombre et de lumière. Ce fut le travail d’une année, je m’arrêtai à vingt.
Cela fait exactement seize ans et six mois que Gertrude vous sert un petit verre de vain sur le zinc.
Douce comme le vernis forte comme l’acide avec une pointe de piquant il n’y a que Gertrude qui m’aille Méfiez vous de ce qu’on dit … ment
JC, février 2024, L’Os forte, plaque de zinc gravée et « trop » mordue à l’acide selon la technique de l’eau forte; en attente d’impression (à suivre). 10 x 15cm.
Gertrude, mordue de la Toile depuis seize ans et deux mois, a toujours la côte (de mailles).