La vérité en Gertrude.
La Vérité en Gertrude
« Je vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai. »
Aujourd’hui je fais mienne cette magnifique phrase de Cézanne en remplaçant le mot Peinture par Gertrude ; ce qui pour moi équivaut à la même chose…
Si Cézanne détenait certainement la vérité en peinture, (pour moi il est le plus grand), je ne détiens pas la vérité en Gertrude (encore moins en peinture) mais cela ne m’empêche pas de vous la devoir, et de vous la dire.
Si je prends la parole aujourd’hui, c’est qu’en Gertrude je me trouve à la croisée des chemins. La croisée des chemins, c’est la rupture brusque de la traverse qui m’offre sa fuite dans le doute de la rectitude, c’est aussi la continuité dans une hallucinante logique articulaire. C’est ce qui n’était pas prévu mais qui devait arriver ; ce qui était nécessaire et inespéré.
À cette croisée je me suis arrêtée ; j’ai écrit un texte.
Je dédie ce texte à Renato et à Domy. Ce sont deux personnes, ou devrais-je dire deux êtres humains rencontrés sur Internet. En des circonstances fort différentes.
Sont-ils mes amis, je n’en sais rien. Mais je sais par contre que chacun, à sa façon, a su me toucher. Je sais également, et c’est en cela que cette dédicace prend tout son sens, qu’en ce lieu pourtant totalement immatériel, les barrières tombent entre les personnes qui livrent, sans l’entrave des apparences, directement, violemment, dangereusement non pas leurs identités mais ce qu’ils sont au fond d’eux, en tant qu’êtres. Je peux ainsi affirmer que ces deux êtres humains possèdent chacun une beauté intérieure, comme un cristal niché au sein de leur fragilité ; Il se trouve aussi que ces deux-là connaissent mieux que quiconque les blogs de Gertrude, qu’ils en ont exploré les coins sombres, arpentés les méandres, inventorié tous les tiroirs, examiné les contradictions, écouté tous les bruits secrets. Chacun, d’une manière différente, presque opposée, a apporté à Gertrude sa part de chair, de sang, de souffrance, d’humanité et d’âme. Ils sont tous les deux à présent, malgré eux, malgré moi, quoi qu’il arrive, quoiqu’ils en pensent, liés à Gertrude. Car l’aventure de Gertrude aurait été autre sans eux ; comme un battement d’aile de papillon transformé en tempête au fond de son crâne, ils ont changé à jamais le cours de son destin; Leur contribution m’ont fait avancer sur le fleuve tumultueux, entre les rives du réel et du virtuel. Juste parce qu’ils sont humains, trop humains, réels trop réels dans ce monde virtuel.
Puissent mes dérisoires élucubrations trouver le chemin de leurs cœurs.
J’en profite également pour saluer un jeune batracien philosophe de la Toile. Ce dernier saura entendre mes propos avec humour, regarder ma vidéo avec son œil distancié et apprécier le tout avec sa grande finesse d’esprit.
Vous pouvez vous demander, vous qui regardez en ce moment cette vidéo et écoutez mes paroles, pourquoi j’ai choisi de lire ce texte plutôt que de vous le laisser lire. Pourquoi, accompagnant ces mots, je laisse entendre ma voix. Je pense que là, il m’est encore plus important, plus important que dans d’autres vidéos où je l’ai déjà fait, de donner à votre perception l’empreinte du son de ma voix, autrement dit d’une partie de ma réalité. Pour que ce contact avec ma réalité soit encore plus direct, je m’adresse à vous comme si vous étiez en face de moi.
Ne pensez pas que j’ai de la complaisance à m’écouter parler ; je déteste le son de ma voix ; entendre le son de ma voix me procure une sorte de gêne comme si je me surprenais dans une attitude déplacée, impudique ; Pourtant si vous étiez en face de moi en réalité, ce serait un des éléments de ma personne qui vous serait le plus directement perceptible.
De plus, lire un texte est en soi une sorte de performance ; je sais et j’appréhende que ma voix au fil des mots soit parfois complice, parfois traîtresse ; qu’elle glissera sur certains termes et trébuchera sur d’autres ; qu’elle s’emparera de mes émotions alors même que je tenterai de la contrôler.
Je tiens ainsi, aujourd’hui, dans cette lecture, à mélanger sciemment la réalité et le virtuel, à créer quelques remous à la frontière de l’interface ; car c’est cela que je vais aborder aujourd’hui, cette incroyable et fascinante interpénétration entre le réel et le virtuel, entre le tangible et l’illusion, entre le matériel et l’immatériel.
Car l’expérience de Gertrude, qui était dans un fragile équilibre, suspendue au-dessus de cette frontière intangible de l’interface, vient d’atteindre son point critique, l’inévitable irréversibilité de sa logique.
Pour reprendre la métaphore cosmique que je me plais à utiliser de temps en temps, la bulle virtuelle en entrant brutalement en collision avec les scories du réel, a implosé ; il est advenu une brusque dépressurisation de l’illusion, plongeant Gertrude dans un état de stase.
En cela, je crois à présent pouvoir affirmer que cette aventure est allée, dans son inachèvement, jusqu’à son complet achèvement. L’obstacle sur son parcours, la traverse qui le croise, les sentes invisibles qui à présent se révèlent sont des choix. L’obstacle est liberté.
Mais avant d’aborder ce point crucial, je vous dois cette histoire depuis son début.
En 1983, j’étais élève à l’école des Beaux-arts. Mon travail plastique, à l’époque, tournait autour de l’autoportrait pictural et photographique.
J’étais jeune, timide, rebelle, et très provocatrice ; je sais aussi que je devais avoir un certain pouvoir de séduction qui m’embarrassait plutôt, car j’en craignais ses effets que je ne maîtrisais pas ; j’avais (et j’ai encore sûrement) une personnalité paradoxale : j’étais une vraie sauvage misanthrope et solitaire, mais aussi quelqu’un capable des pires audaces et des expériences les plus extrêmes. Cela justifie peut-être qu’un jour, j’ai poussé la porte de la morgue de l’hôpital de la ville et que je me suis pris en pleine figure la vision de mon premier cadavre.
Je me rappelle très bien de cette forme allongée d’une couleur jaune et d’une immobilité impressionnante ; je me rappelle très bien du creux que je ressentis au niveau de mon diaphragme ainsi que de la sensation de bourdonnement dans mes oreilles, Je me souviens également m’être avancée vers le fond de cette salle immense. Des personnes étaient là, que des hommes, en train de travailler. Goguenards, éberlués. Était-ce bien moi qui osai leur parler ?
Maintenant j’essaye d’imaginer ce qui a pu passer dans la tête de ces préparateurs quand ils virent débarquer cette jeune femme incongrue et gauche aux cheveux en bataille et aux vêtements tachés de peinture ; je ne sais pourquoi ils acceptèrent sans difficulté ma demande, non moins incongrue, de venir régulièrement peindre et dessiner en cet endroit. Fallait-il que je sois animé d’un sentiment de défi envers moi-même et le monde, pour affronter, pendant un an, chaque semaine la vue des cadavres, l’odeur du formol, les manières on ne peut plus carabines et machistes des maîtres des lieux.
Je fus de plus en plus fascinée par mes modèles, de plus en plus inspirée par l’expression de leurs derniers instants cristallisés dans l’immobilité marmoréenne de leurs visages. J’étais balayée par l’émotion de l’ouverture obscène des corps, de cet abandon de cette chair par l’être, des béances de leur délivrance.
Face à eux, mon crayon parcourait, vivait, respirait mieux qu’ailleurs ; je me sentais bien, je pouvais les toucher.
J’appris à mieux connaître ces hommes qui travaillaient quotidiennement dans ces lieux ; leur grossièreté était nécessaire ; un humour truculent qui exorcisait les peurs et contrebalançait leur sensibilité, leur générosité ; ces hommes parlaient aux morts ; ils n’entreprenaient jamais les outrages de leurs découpes sans prononcer quelques mots.
Je me liai d’amitié avec eux, ils me taquinèrent beaucoup, nous plaisantions constamment ensemble. Les macchabées faisaient l’objet de notre ironie. Il était bien sûr impossible d’en faire abstraction. Nous glosions particulièrement sur leur sagesse ; sagesse du modèle à l’immobilité idéale que la douleur de la pose avait abandonné ; (étant modèle moi-même pour arrondir mes fins de mois, je savais dans mon corps les crampes et le froid qui vous envahissent à garder la même position, sagesse de leurs sens sous les caresses du regard et de la main, et tant d’attention portée par moi ; sagesse de la noblesse que confère la mort purificatrice des vicissitudes passées. Sagesse, c’était aussi et essentiellement, ce que ces morts savaient et ne diraient jamais, ce qu’ils avaient été et que nous ne saurions jamais.
Combien étranges étaient ces défunts, qui par leur volonté de donner leurs corps à la Science, avaient privé leurs proches de leurs dépouilles, pour les livrer à des mains et des regards inconnus ; entre le mystère d’une vie passée anonyme et fantasmée et l’état de carcasse animale ouverte, démembrée, dépouillée.
Forte du sentiment d’immortalité de la jeunesse, je restais là, en cet endroit étrangement serein, des heures durant, dans un temps suspendu, dans la contemplation de ce paradoxal vis-à-vis.
C’est là que j’achetai un crâne, celui d’une femme ; je le prénommai Gertrude. Il me fut vendu cinquante francs, un prix d’ami. Les préparateurs m’offrir, en plus, un minuscule tube à essai contenant les trois osselets de l’oreille interne, peut-être celle de Gertrude.
Des années après, je ne peux regarder Gertrude sans évoquer cette période de ma vie ; elle est le trophée, la Relique, le souvenir inoubliable de ce face à face avec la mort et avec moi-même ; elle porte attachée à ses os toute la cosmogonie des sentiments qui m’habitaient ; elle contient à elle toute seule le pouvoir de leur résurgence.
Gertrude, depuis que je l’ai, a été le bibelot de mes insouciantes fanfaronnades, l’objet de toutes mes méditations, le modèle de mes inspirations, parfois laissée à la poussière, parfois lustrée par d’incessantes manipulations, parfois enfermée dans une caisse à la cave, elle n’a jamais été oubliée. Même invisible dans ma peinture, elle fut toujours sous-jacente, même absente, elle fut présente.
Depuis quelques années, Gertrude est revenue triomphante à la lumière ; est-ce parce que j’ai senti sur ma nuque le souffle suave des ailes de la mort, que j’eu le besoin impérieux de sortir Gertrude de sa cachette ; que je m’abandonne à elle ; que je me livre à tous les voyages dans son crâne.
Du dessin en passant par la peinture, j’éprouvai le besoin de la sacraliser, d’enchâsser sa préciosité, sa rareté dans des dispositifs de plus en plus sophistiqués. J’avais, dans une boîte, un verre de montre de chimie ; j’eus l’idée de placer une petite peinture de Gertrude sous cette coupelle convexe ; c’était en même temps une mise sous verre et sous loupe ; comme une focalisation sur Gertrude ; brusquement cette peinture, isolée de notre espace, prenait l’intemporalité d’un objet sacerdotal, d’une petite icône.
Cette expérience m’amena à rechercher de nouveaux verres de montres, puis des cadres à verres bombés ; je fréquentai assidûment les vides greniers, puis les ventes aux enchères sur Internet. Très vite, ce qui était au départ un moyen de se procurer des objets prit une autre dimension ; lors des achats sur un vide greniers, je soupesais et palpais les marchandises, je parlais directement aux personnes. Les transactions sur Internet, elles, commencent dans l’immatérialité du virtuel, la mesure de l’objet dans l’illusion de sa photographie et de sa projection mentale, le vendeur se réduit à un pseudonyme, les enchères sont un jeu irréel, le paiement est un clic de souris.
Puis l’objet arrive ; tantôt envoyé par la poste, tantôt livré, quelquefois par le vendeur lui-même qui peut prendre brusquement corps dans une réalité que je crois préservée par l’écran du virtuel.
Quelle que soit la façon dont mon acquisition me parvient, elle est toujours une surprise, une sorte d’apparition : je la vois pour la première fois. Mais pas seulement.
À chaque objet est attaché un peu de la réalité de celui qui l’a envoyé ; quelques indices dans l’emballage, dans les petits mots parfois amicaux qui les accompagnent. Un prénom, une odeur de poussière qui flotte, des attentions particulières portées à l’enveloppe racontent les personnalités, les habitudes, les manies des solitudes, les petites dévotions qui accompagnent ces objets dérisoires confiés à l’inconnu.
Il y a là comme une connexion entre ce vendeur et moi, une connivence dans la passation de l’objet et de son destin. Son histoire commencée là-bas, se continue ici.
Au départ, c’était des cadres qui n’étaient prévus que pour mettre en valeur mes réalisations sur Gertrude ; peu à peu, je n’ai pu faire l’économie de ce qu’ils contenaient à l’origine. Pathétiques bouquets de fleurs séchées, souvenirs balnéaires, images pieuses, autant de messages, de fragments de vie, de petits miracles échoués sur ma table de travail.
Gertrude en vis-à-vis ne pouvait que se fondre, se confondre dans l’image spéculaire que lui renvoyaient ces brins d’humanité. Du simple dispositif de présentation, l’objet est devenu rencontre fortuite avec Gertrude, la moitié essentielle d’un collage surréaliste entre deux au-delà, conjonction entre deux chemins qui se croisent.
Mes recherches d’objets se firent plus sophistiquées et il m’apparut que ce qui se donnait à voir dans ces collages était justement ce qui n’était pas visible ; histoire de Gertrude, histoire de l’objet, dont je ne sais rien, qui pourtant se cristallise dans l’assemblage.
L’achat d’un objet est rarement motivé par un projet, mais procède plutôt d’une sorte d’intuition du regard, l’accroche de mon œil comme un écho dans mon espace mémoriel que je n’identifie pas sur le champ mais dont je devine les tissages avec les fils de Gertrude. Un lien se tend depuis le vendeur, emporte les bribes de ce qu’il est, passe par cet instant fugace de la transaction virtuelle jusqu’à la réception réelle de l’objet.
Il arrive que l’objet reste de longs mois sur l’étagère dans le même espace que Gertrude, dans une proximité indifférente, jusqu’à enfin croiser son regard.
Je ne sais par quel miracle, un jour, l’évidence de leur rencontre surgit. L’adéquation se fait aussi bien dans un emboîtement de la matérialité de l’objet avec la représentation de Gertrude que dans le bricolage d’un espace commun impalpable, immatériel, virtuel où se rejoignent les lambeaux de mémoire ; ceux de l’objet, ceux de Gertrude.
Par l’action de mes mains, ces assemblages deviennent reliques, comme ces objets de dévotion qui se situent en deux espaces simultanés et incompatibles. Inclusion dans mon espace réel, dans mon présent d’un espace mythique, d’un presque rien miraculeux, inaccessible, insaisissable.
Ce paradoxe devenait de plus en plus présent et incontournable dans ce qui se tramait autour du crâne de Gertrude.
Il m’a semblé indispensable de mener l’expérience plus loin, de lui faire franchir une nouvelle étape. C’est dans cet objectif que le trois janvier deux mille huit, je mis Gertrude en ligne sur Internet. Je créai un Blog, ce qui signifie « journal intime », terme paradoxal pour désigner une intimité dans le lieu le moins intime du monde. Le blog de Gertrude, le journal intime de Gertrude. Un intitulé qui sied complètement à Gertrude.
À présent, je marque un temps d’arrêt, pour vous avertir, sympathique visiteur, vous qui à cet instant même, êtes en train de m’écouter et de regarder cette vidéo. Vous qui allez peut-être écrire un commentaire sous cet article, vous qui allez peut-être parcourir les blogs de Gertrude en quête d’informations supplémentaires, vous qui laisserez des traces de votre passage, sachez que vous êtes déjà inscrit dans l’histoire de Gertrude, que vous faites déjà partie de ses plans, que vous êtes un élément de sa stratégie. Ce que vous allez entendre maintenant est là pour vous démontrer que sans vous, sans votre humanité, cet espace virtuel n’aurait aucun sens. Car je vais vous raconter une incroyable histoire ; ce qui fait de ce blog une aventure unique et qu’il m’est impossible à ce stade du récit de passer sous silence. Sûrement, aurez-vous le sentiment de vous retrouver voyeur, presque piégé, et de surprendre Gertrude dans son intimité. Il me plait de vous placer dans cette situation délicate, car il est aussi de mes intentions de vous déranger, de vous provoquer. Cependant, rien de ce que je vais vous raconter n’échapperait à l’œil averti et l’oreille attentive qui saurait parcourir pas à pas les méandres des blogs de Gertrude. Peut-être, à l’écoute de mes paroles, vous apprêtez-vous en ce moment à appuyer sur le bouton de déconnexion. À votre guise. Mais c’est trop tard ; cela peut aussi vous arriver : vous êtes dans la toile de Gertrude.
En trois clics de souris, avec une facilité de mise en œuvre déconcertante, l’aventure de Gertrude sur Internet commença, son blog fut créé.
Mais il n’était pas question de faire de ce site une vitrine ou un nouveau dispositif de présentation pour mes réalisations sur Gertrude. Mais plutôt d’utiliser Internet comme un nouveau médium, de faire de ce blog la réalisation même.
Au départ j’avais des préjugés assez négatifs sur ces sites personnels et sur toutes ces nouvelles formes de communications virtuelles.
Je ne savais pas du tout à quoi m’attendre dans cette mise en ligne, je voulais juste qu’il se produise quelque chose. Avec Gertrude en point central.
Le message initial était clair : Gertrude attendait dans son site que quelqu’un passe ; elle annonçait qu’elle répondrait à tous les commentaires. C’était comme une invitation à ce monde inconnu d’Internet, comme dans une parodie ou une fiction de possibles relations sociales.
Dans ce monde virtuel des blogs, chacun possède son espace ; autant de petits territoires juxtaposés qui peuvent se rejoindre dans des communautés d’idées ou d’intérêt, bien souvent improbables et superficielles. Chacun manœuvre, navigue dans cette mosaïque de petits lieux entre visites de courtoisie, véritables affinités ou petits règlements de compte.
Gertrude, elle, a choisi : elle est misanthrope, comme moi. Il n’est pas question pour elle d’aller égrener des banalités sous prétexte de connaître du monde ; elle préfère être seule que mal accompagnée, même si c’est au détriment du taux de fréquentation de son blog. J’avoue piteusement que ce taux stagne lamentablement depuis le début de cette aventure et qu’il est au plus bas en ce moment.
Cela ne m’empêche pas d’en consulter quotidiennement toutes les données statistiques ; je suis fascinée par ces visites anonymes souvent silencieuses, ces recherches improbables dont une branche de l’arborescence aboutit quelquefois dans mon minuscule terrain de jeu au milieu de l’immense nulle part d’Internet.
Gertrude, pourtant, un mois après sa mise en ligne, s’inscrivit dans quelques communautés à vocations plus ou moins artistiques. Puis elle attendit. Pas très longtemps.
À la mi-février, quelqu’un laissa un commentaire sous un article. L’article s’intitulait « Une apparition de Gertrude », c’était une vidéo de quelques secondes ;
C’est quelque chose de vraiment étrange. Une personne dans un lieu inconnu, dans une autre réalité, écrit avec son clavier des mots qui concerne ce que j’ai réalisé. Peut-être est-il là dans un temps simultané au mien.
À ce commentaire sont attachés une signature et un lien vers un autre site. Un clic suffit et mon espace bascule. Je me retrouve dans le territoire de l’autre, la sensation de m’introduire dans un espace privé.
Je ne sais pourquoi je n’ai jamais répondu à ce premier commentaire ; par contre je sais que j’ai arpenté attentivement le blog de cet interlocuteur à la recherche de ses motivations envers le blog de Gertrude. J’étais assez perplexe devant les images de ce site très contrasté, dans lequel je ne comprenais pas tout et dont je ne saisissais pas d’emblée la cohérence ; j’en retenais surtout certaines couleurs violentes, certaines images et propos provocants et des textes poétiques.
J’étais suffisamment intriguée pour entreprendre la réalisation d’une Relique, la Relique Bling-Bling. Cette initiative était totalement inédite ; c’était la première relique réalisée en fonction de cette mise en ligne, motivée par un événement s’y produisant, et un site extérieur. Je fabriquai cette relique, bien sûr, à partir d’un objet acheté sur Internet, des mois auparavant, objet auquel je n’avais pas encore trouvé d’usage, d’autant plus que la transaction s’était assez mal passée et s’avérait être une arnaque. Ce dernier détail fonctionnait assez bien avec le côté clinquant et provocateur que je souhaitais donner à cette relique.
Je publiai une photographie de ma réalisation et forçais le trait en la dédiant ouvertement à mon nouvel interlocuteur. C’était mon premier acte interactif. La réponse ne se fit pas attendre et était à la hauteur de mes espérances. Cette fois je répondis à ce long commentaire original et plein d’humour, qui me plut d’emblée.
Je compris à l’instant même où je lisais ces mots que j’avais gagné mon pari, celui de faire de ce blog un événement permanent. La conduite de Gertrude en ligne se dessinait clairement. Le blog devenait éponge de ce qui lui était apporté, les articles seraient réponses et adaptations aux situations.
Ce fut immédiatement une nouvelle issue et un formidable moteur à ma pratique qui s’engageait dans une course effrénée, presque une fuite en avant. De plus je découvrais les fabuleuses possibilités de mise en réseau de ces espaces qui pouvaient rester à s’ignorer, ou au contraire, pouvaient multiplier les liens, les raccourcis magiques, les passages secrets.
J’éprouvai rapidement une véritable passion pour cette activité envers laquelle j’avais auparavant tant de défiance ; je voulais que la construction en soit parfaite dans l’espace et dans le temps, qu’elle obéisse à une cohérence irréprochable, à une logique articulaire imparable. J’y passai beaucoup de temps et pris énormément de notes. C’était presque une expérience scientifique où j’agissais et en même temps je me regardai agir.
Mon premier interlocuteur fut également celui qui participa à cette construction durant de longs mois ; par la force des choses, malgré lui, malgré moi, il se trouve donc lié à cette aventure. Nous échangeâmes de façon quasi quotidienne sur un mode de plus en plus exclusif, multipliant astuces et jeux de mots, créant tout un code et un bestiaire dont nous sommes seuls à détenir les arcanes. La poésie surréaliste, l’esprit Dada, les Chants de Maldoror et bien d’autres références furent autant de terrains de jeu au maniement du verbe et des images, que nous nous renvoyions en miroirs dans nos blogs, et à ce dialogue passionnant qui se poursuivaient à tous les étages de nos deux espaces virtuels respectifs.
Ces propos devinrent aussi importants que le contenu des articles eux-mêmes, c’en étaient des réponses autant que des catalyseurs d’événements.
J’avais souhaité tout à fait clairement et sciemment le blog de Gertrude comme provocant ; dans le sens où il devait susciter la réaction de la part des visiteurs. Ce qui s’est instauré d’emblée avec ce premier interlocuteur inespéré et très vite incontournable, m’encouragea naturellement dans ce sens. Ainsi je n’hésitai pas à utiliser toutes les ficelles de la séduction, du suspens, de l’énigme, de l’intrigue ; et je le reconnais, avec un certain succès. Et ceci, grâce au talent de mon interlocuteur qui était à la hauteur de mes ambitions.
Je pense que ce dernier, de façon intuitive, comprit immédiatement la nature de mon jeu et c’est bien pour cela que je me permets de vous en parler, car s’il m’écoute, il saura exactement de quoi je parle, car il sait qu’il a su manœuvrer sans véritablement se faire piéger. Il entra sans réticence dans le dispositif Gertrude mais sans pour autant se faire instrumentaliser et tout en gardant ce qui le rendait si intéressant, son imprévisibilité.
Je composai et construisais d’événements en événements, toujours sur le fil de cet imprévu ; la devise de Gertrude devint : « rien n’était prévu, mais rien ne sera laissé au hasard ». Mon but était donc d’exploiter au maximum tout ce qui pouvait entrer en résonance avec Gertrude.
Je reconnais qu’au début de cette aventure, cette dernière était dans une telle adéquation à mon projet, que je considérais cet interlocuteur comme un des paramètres essentiels de l’expérience, oubliant qu’il s’agissait d’une personne. Il était pour moi tout à fait envisageable de pousser ma provocation très loin et, par là même, de mener le blog à l’implosion. Ce dernier pouvait disparaître au bout de quelques semaines et après moi, le déluge. Peu m’importait ce que pouvait penser un visiteur anonyme de passage. ; peu m’importait surtout son ressenti ou ses véritables intentions.
Ce qui m’importait, c’était la métamorphose de Gertrude : d’objet elle devenait sujet et, pour elle, il s’agissait d’aller le plus loin possible dans cette quête de supplément d’âme qu’elle avait entreprise dans les reliques ; à ce stade et face à un tel interlocuteur, il était impensable de faire l’économie d’une expérience plus dangereuse, celle de l’affect. Il était trop tentant de faire perdre un peu de raison à Gertrude au profit du sentiment.
Et c’est là que tout devint plus complexe, et que l’aventure du blog de Gertrude perdit sa clarté de démonstration ; Mais c’était inévitable, car rendre Gertrude plus entreprenante dans sa progression, sous entendait, bien sûr, engager ma propre personne, cette personne qui se faisait passer pour Gertrude, mais à qui en vérité l’interlocuteur s’adressait. J’étais jusque-là soigneusement et confortablement cachée derrière le personnage de Gertrude. Je décidai pourtant de me montrer un peu plus et juste ce qu’il fallait.
Et ce qui caractérise justement ce genre de démarche, c’est qu’elle n’est valable que dans une certaine perte de contrôle. Autrement dit, j’ai décidé cette perte de contrôle, mais je l’ai également subie. C’était, en effet, pour moi accepter d’être vulnérable à cette relation humaine qui s’installait rapidement, et m’autoriser à ressentir de l’amitié pour cette personne inconnue : En quelque sorte la rendre indispensable à Gertrude et par la force des choses à moi. C’était aussi envisager la souffrance, la déception, le manque, autant d’émotions liées à la rencontre entre êtres humains. C’était aussi perdre de façon irréversible mon indifférence envers l’avenir du blog et au ressenti de mon interlocuteur.
Il est évident que là, j’ai décidé d’assumer une véritable contradiction dans ma démarche, que j’ai été sciemment à l’encontre de mon projet initial qui s’était donné comme règle justement de ne pas mélanger l’artistique avec le personnel, de ne pas mêler ma personne à Gertrude, et de ne pas engager mon affect.
De plus, j’étais bien consciente que j’invitais mon interlocuteur à se rapprocher dangereusement de Gertrude ; je me pose encore la question de savoir s’il y a là tricherie de ma part, quelle fut la part d’illusion et de vérité dans cette relation virtuelle.
Mais je suis sûre d’une chose, et je suis très fière de le dire, la situation n’a jamais dérapé. Mon interlocuteur et moi avons surfé sur l’équivoque, au vu et au su de tout le monde, ce qui rendait l’aventure d’autant plus intéressante, nous avons cheminé avec précaution sur le fil tendu de nos émotions, nous avons marché pas à pas sur la fragilité d’un sentiment amical teinté de séduction, mais nous avons eu la lucidité de ne jamais tomber dans ce qui aurait été une relation personnelle. Nous n’avons jamais perdu de vue qu’il ne s’agissait là que d’une complicité intellectuelle, artistique et virtuelle.
Je salue ici la grande intelligence de cet interlocuteur, et le vrai artiste qu’il est, qui sut toujours être à l’unisson de ma conscience, qui sut toujours être à la hauteur de mon entreprise, qui sut garder suffisamment d’indépendance face à l’ambiguïté de mes manœuvres tout en les servant merveilleusement bien.
Notre connivence fut telle que, par un accord tacite, nous érigeâmes naturellement des garde-fous, « nota bene » et autres « comité des tiques roses », qui proclamaient le caractère artistique de cette interaction aussi bien à ceux qui nous lisaient qu’à nous-mêmes.
Je crois d’ailleurs que nous jouâmes et sur jouâmes d’autant plus des équivoques de cette conversation, que cette dernière était donnée à voir au regard potentiel de tous, en ce lieu d’Internet. Il est évident que cet échange aurait été tout autre et sûrement plus réservé dans le secret d’une correspondance classique.
Maintenant je ne suis pas tout à fait sûre que le ressenti de mon interlocuteur vis-à-vis de cet étalage soit tout à fait aussi détendu que le mien ; mais pour moi, ce fut l’éblouissant et hallucinant accomplissement de mon projet Gertrude ; cette aventure allait au-delà de tout ce que j’avais imaginé aussi bien dans sa durée que dans la qualité magnétique de la connexion.
C’est pour cela que j’ai décidé de n’éprouver aucun sentiment de culpabilité ni de regret, de l’avoir vécu, et de le raconter avec fierté aujourd’hui.
Tout cela pour dire que le mode de fonctionnement instauré dans cette expérience virtuelle jouait et se jouait des distances paradoxales d’Internet, d’une part la grande proximité où nous plaçait cette conversation, d’autre part l’éloignement physique réel et l’incommensurable de l’inconnu. Avec entre les deux, l’intangible frontière que représentait l’Interface, ce passage passionnant quasi insensible entre réel ou virtuel, un lieu inattendu si similaire à l’Inframince de Marcel Duchamp, qui fut une véritable découverte pour moi et qui s’adaptait parfaitement à cette dualité déjà contenue dans les reliques, sortes de bricolages matériels des mémoires fantasmées.
La logique était bien évidemment d’aller taquiner cette frontière, et d’en explorer les éventuels points de rupture. La bulle virtuelle craqua bel et bien quand nous franchîmes un pas de plus dans l’interaction entre nos deux blogs.
Jusqu’ici, nous avions multiplié les liens et les glissements d’images d’un site à l’autre, uniquement par le biais du virtuel, puis il arriva que nous fissions aussi circuler les objets dans la réalité ; ainsi deux objets furent envoyés par la poste et franchirent la distance réelle qui nous séparait.
Le premier était une petite tirelire en fonte en forme de cochon ailé, dont la photographie faisait l’objet d’un article dans le blog de mon interlocuteur. Envoyée par ce dernier, elle s’est retrouvée chez moi en tant que messager précurseur d’une de mes réalisations à venir, j’en parlerai tout à l’heure.
Le deuxième était une petite relique, la Relique Bleue, que j’ai réalisée exprès et offerte à mon interlocuteur ; je la lui envoyai dans le dessein précis de provoquer une prise de vue photographique de sa part, j’avais constaté ses talents en ce domaine, et une mise en ligne de cette photographie, avec ce que cela comportait d’imprévisible. Je ne vous décrirai pas les détails de cette expérience, car ils sont constatables par quiconque veut bien prendre la peine de visiter nos sites.
Ces deux actes d’apparence anodine, ne semblaient pas comporter plus de conséquence que les échanges d’objets suite aux achats sur Internet, sauf que, là, ils n’étaient pas motivés par la transaction et étaient par leur gratuité, certainement plus chargés encore de personnel et d’humanité.
Ce surplus d’âme les rendait certes plus passionnants, mais aussi nettement plus dangereux ; à ce moment, j’ai eu des doutes quant à l’innocuité de mon expérience Gertrude. Et c’est sûrement pour cela que, pendant que la Relique Bleue voyageait à la rencontre de la réalité de mon interlocuteur, le huit mai, je créai un deuxième blog, le blog de Gertrude Rose. En référence à Marcel Duchamp, il s’agissait de créer un double approximatif de Gertrude, sorte de soupape d’autodérision capable de distancier les aventures de Gertrude, de les éloigner de ma personne et d’en dédramatiser l’équivoque par l’ironie.
Ce fut aussi lors d’une période d’incertitude, plus difficile que la précédente, que je créai le quinze juillet le blog de Gertrude Noire. Ce dernier blog n’a pas de fonction aussi précise que le blog rose, mais compense peut-être la volubilité, et la fuite en avant des deux premiers. Chacun pourra associer au rose et au noir d’une part Eros et d’autre part Thanatos, mais je ne suis pas si sûre que les symboles se distribuent de façon aussi évidente dans le personnage tripartite qu’est devenue Gertrude. Les trois blogs me permettent à présent de dire trois fois la même chose avec des éclairages différents.
Quand le blog noir est apparu, je venais de terminer ma dernière réalisation interactive, qui était aussi la plus complète, la plus aboutie dans cette aventure à quatre mains. Le projet en était né, comme une boutade, entre mon interlocuteur et moi, parmi toutes celles écrites sous les articles des différents blogs ; pour reprendre la phrase d’Isidore Ducasse, elle devait être belle « comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ». Elle devait s’intituler Réelle Relique, car elle était censée cristalliser dans le réel les signes, les codes, tout le vocabulaire qui s’était construit au fil de cette conversation virtuelle.
Elle fut préfigurée au départ par la réunion de deux petits messagers, deux objets identiques qui étaient la tirelire en fonte envoyée par mon interlocuteur et sa jumelle achetée par moi sur Internet. Ces deux objets portaient avec eux d’une part toute l’histoire de Gertrude par rapport aux achats improbables sur Internet, d’autre part l’interpénétration entre réel et virtuel de nos tours de passe-passe d’un blog à l’autre ; Le petit cochon ailé apparaissait ainsi tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre, pour parfois être deux, pour réapparaître un enfin à son point de départ… Deux et un, bien sûr, comme ce qui serait mis en démonstration dans la Réelle Relique ; deux et un, comme la connivence entre deux artistes très différents dont la rencontre improbable et inattendue était à mettre sur le compte de l’étrange espace d’Internet.
Cette Relique était comme un défi, celui de franchir une étape de plus dans l’interaction ; elle devait, dans mon idée, un peu plus loin que la Relique Bleue, appartenir aux deux artistes concernés et procéder de leur intervention commune aussi bien dans sa réalisation que dans sa mise en ligne ; mais rien, absolument rien, ne s’est déroulé comme je l’avais prévu. Au point que j’ai pu la qualifier, un moment de maudite.
En effet, il y eut une succession d’événements extérieurs mais indépendants les uns des autres qui entravèrent mes projets. Ces événements n’ont aucun intérêt en soi et n’ont pas à êtres relatés ici ; toujours est-il que j’entrepris fin août une mise en ligne de cette relique qui n’avait plus rien à voir avec mes intentions de départ.
Je ne décrirai pas cette Relique, car je ne l’ai encore jamais publiée en entier, dans sa globalité, et il est possible que je ne le fasse jamais. Ce que je peux dire c’est qu’elle comprend neuf parties, ou neuf divisions, chacune mettant en débat une dualité comme temps/éternité, plomb/plume, distance/proximité et c…
Des sortes de cases dialectiques qu’on peut ouvrir comme des tiroirs, autant de paradigmes développant à chaque fois une part de la cosmogonie paradoxale née de la rencontre de deux espaces virtuels.
La publication en était progressive et comprenait le dévoilement étape par étape de ces neuf cases ou stations. L’opération s’est arrêtée à six, à une station intitulée « l’Élégance du désespoir ». Elle devait pourtant se terminer sur la station au chiffre inversé, neuf, et qui, contrairement au désespoir, ouvrait à cette relique la possibilité de son achèvement. Car la particularité justement de cette réalisation est d’être inachevée.
En vérité la publication de cette relique a été stoppée net par un événement extérieur complètement indépendant de ma volonté ; événement, qui encore une fois, n’a pas à être évoqué ici.
Seuls les effets m’intéressent. Et il est difficile de ne pas lire les signes dans le jeu du hasard. Cet événement arrive comme point final d’une succession d’autres évoqués plus haut, et comme dans une logique imparable de ce que tenterait de démontrer cette relique, d’une part dans son dévoilement partiel et dans son inachèvement suspendu ; Dans ses secrets jamais révélés et ses territoires laissés aux friches de l’avenir, la Relique symbolise peut-être l’impossible fini de l’espace incommensurable d’Internet et de ses rapports étranges. N’est-elle pas l’apothéose, le point d’orgue de cette superbe aventure virtuelle dont l’echo magnétique n’en finira pas de résonner au fond du crâne de Gertrude.
J’en arrive ainsi à la croisée des chemins que j’évoquai au début de ce texte. Gertrude tourne une page de son histoire ; elle va bifurquer, elle est changée à jamais. Elle ne sait si elle négociera son virage en angle droit ou si elle suivra quelque ancienne ornière. Plus que jamais sa devise est « Rien n’était prévu, mais rien ne sera laissé au hasard. »
Car des petits cailloux du hasard semés sur sa route, Gertrude construira son palais.
Car du hasard qui lui fera obstacle, Gertrude tirera sa force.
Gertrude est une fiction,
Ce texte est une de ses stratégies, et vous y êtes.
Paris le 29 septembre 2008.