Le temps me manque et la peinture fait du bruit.
Elle tinte à mon oreille pour me rappeler mon devoir aux pinceaux, aux tubes de peintures abandonnés au fond de l’étagère, au grand châssis qui sommeille dans le placard.
Ne pas peindre est comme ne rien faire, pas au sens « rien faire » physiquement mais plutôt dans celui « rien ne se fait » ou « rien ne se produit » dans un temps déroulé inutilement. Pourtant cela fait quelques années que je ne peins plus vraiment, mais cette sacrée peinture ne se tait pas pour autant.
Il faut dire qu’un jour je suis devenue peintre et que depuis je ne peux penser mon travail plastique qu’en tant que peinture. Ce basculement s’est produit avec une rencontre, celle d’un texte et une image, sorte de collision que je raconte ici . Judith biblique, Judith de Klimt qui m’ont réveillée peintre un jour, alors que je répétais inlassablement sur le papier et la toile les formes de cette décollation, au point de les décoller elles-mêmes de leur référent.
La peinture, à mesure qu’elle devenait abstraite, était frénésie et s’imposait en nécessité dans toute son autonomie de matière résistante et pourtant si addictive. Je crois avoir déjà écrit combien la peinture est capable de prendre le pas sur n’importe quelle image pour encore mieux la sublimer en la révélant dans un retournement de la vision, pour qui sait la ressentir et la voir ; qu’ au delà de la couleur et des pinceaux, de la cuisine qu’elle implique, la peinture a une forme de pouvoir sur les sens, un pouvoir de fascination quand elle atteint ce point subtil d’équilibre entre l’image qu’elle forme (qui n’est pas nécessairement figuration) et sa pure matérialité, quand elle amène le regard à osciller entre l’une et l’autre.
Je pense être devenue peintre quand peindre fut en même temps faire et voir intimement intriqués, et qu’il ne s’agissait plus pour moi de reproduire une image réelle ou mentale, mais parvenir à l’émotion, celle « qui fatigue le cœur » comme disait un de mes vieux professeurs au Beaux Arts, celui qui m’a surement tout appris.
Ce qui fait que peindre est une bataille mortelle qui doit être menée jusqu’au bout. Car rater en peinture est intolérable et torturant : c’est la confrontation avec la peinture dont on n’a pas réussi à percer la croute, celle-là même qui ricane, sale méchante et obscène, mauvaise tripe mise à nu par mégarde comme un sentiment honteux. La seule issue en est la poubelle, les oubliettes, l’oubli pour recommencer encore et encore, pour réussir ou rater encore.
Le cap de la peinture est irréversible et une fois engagée dans sa tourmente il me fut impossible de m’en défaire au point d’appeler « peinture » des activités qui semblent pourtant en être éloignées. Ainsi à la question toujours très embarrassante « Que faites-vous comme travail plastique ? », je ne peux répondre que « De la peinture. ».
Je me suis pourtant singulièrement éloignée de l’acte de peindre, et ce depuis que j’ai exhumé de l’oubli le crâne de Gertrude. Mon activité autour de cet objet serait plus de l’ordre du bricolage et du touche-à-tout que de la peinture.
Avant cette période « gertrudienne » je pratiquais la peinture en tant que telle, pour la peinture; la peinture était sa propre raison, son propre prétexte, sa propre motivation, elle n’existait que pour elle-même en cercle fermé; à présent la peinture comme utilisation de couleurs et de pinceaux, se retrouve accessoire dans l’entreprise que vous connaissez ; elle intervient ponctuellement au service des mises en scène que nécessite le show permanent de Gertrude en ligne.
On pourrait trouver tous les prétextes à cette mise à distance avec le médium peinture : manque de place, de temps, odeurs et salissures.
Mais force est de constater que dans le dialogue exclusif entre la peinture et moi, Gertrude s’est immiscée, interposée. Mieux, elle s’est imposée, quittant imperceptiblement et insidieusement sa place de simple motif ou objet pour devenir sujet, sujet d’elle-même, tenant tous les emplois à la fois dans sa petite fenêtre ouverte sur le monde, observée et observant.
Elle a, en quelque sorte, endossé le rôle de la peinture dans ma fatigue cardiaque et mon désir de vertige.
Gertrude, au lieu de voler sa place à la peinture, aurait pu être ce qu’elle fut un certain temps, simple motif à peindre. Cézanne ne disait-il pas qu’il n’y avait rien de plus beau à peindre qu’un crâne ? Pour cela il faudrait que Gertrude soit un simple crâne et qu’elle arrête de communiquer par d’autres truchements que celui de sa forme.
Exactement de la même façon que la tête de Judith, le collier carré d’or qui la décapite si bien, dans une reproduction noir et blanc d’un tableau de Gustav Klimt, ont pu se détacher de leur référent pour devenir les miens, pour me livrer la peinture dans l’espace béant de leur décollation.
Gertrude, elle, est la grande décapitée, décapitée de son corps physique, décapitée de son apparence et de son histoire, décapitée en temps qu’inconnue, simple indice d’une vie à jamais disparue, réceptacle complexe de toutes les légendes.
Gertrude est décapitée d’avance, elle n’a d’autres choix que d’être crâne ou mythe, stéréotype ou individu, néant ou être. La peindre, la représenter revient à aplatir la complexité de cette relation, et à solder de tout compte le dilemme de Gertrude avec son image.
Jamais l’impuissance de la peinture, celle que Gérard Gasiorowski évoque si bien dans son œuvre, ne m’est apparue de façon si évidente que dans mon travail autour de Gertrude ; comme le retour brutal à la matérialité de la croute, à la « muraille de peinture » totalement inapte à satisfaire le jeu de la mort et du hasard . D’où cette cosmogonie absurde de Gertrude, sorte de Merzbau virtuel qui ne tient que sur une scansion temporelle arbitraire et la superposition dans le matériel et l’immatériel d’objets hétéroclites, mais dont je ne maitrise plus les limites ; comme pour défendre la thèse que la seule cohérence possible de Gertrude reposerait sur la cohabitation chaotique de son état mort avec son existence supposée.
Ce qui fait probablement de Gertrude le motif le plus abstrait qui soit, bien plus que sa grande sœur Judith, image de la décapitée décapitante, pas si décapitée car décapitante, et à l’évidence passeuse d’une tête à l’autre, de Peinture à Gertrude.
La peinture comme Gertrude ou Gertrude comme la peinture, ou encore Gertrude/Peinture ne se laisse oublier à aucun instant tant elles sont liées dans un amour à mort, chacune reprochant à l’autre ses impuissances à la satisfaire, mais s’essayant l’une l’autre éternellement, de manière vainement aporétique.
Ainsi cela fait à présent un an et demi que j’ai entrepris de peindre à partir d’une image de Gertrude.
L’image de format A4 en noir et blanc, au départ photographique, représente le crâne de face du point de vue le plus frontal et le plus neutre et cadré au plus près ; je l’ai postérisée à l’aide d’un logiciel infographique, poussant le phénomène jusqu’à réduire les données de l’image à un système de points ou de conglomérats de points plus ou moins serrés selon la densité de l’image.
Cependant, ces points, bien que globalement répartis de façon à restituer les contours et les valeurs d’une image reconnaissable, semblent, en regardant de plus près, répondre à une organisation totalement chaotique et arbitraire pour l’oeil, celle probablement que calcule la machine logiciel/ordinateur face à des données qui se résument à des systèmes de contraste et concentration de pixels.
La postérisation « dégrade » ainsi les données de l’image pour les remplacer, au dépend de la netteté et du détail, par des parasites numériques, encore appelés « bruits numériques ». Chaque « bruit » a sa forme autonome et possède même une gamme de valeurs qui lui donne une sorte de profondeur.
J’ai ensuite quadrillé l’image, ainsi dématérialisée et numérisée, en cinquante quatre cases, pour agrandir chaque case en peinture sur des formats papier carrés de cinquante sur cinquante centimètre ; à l’heure où j’écris ce texte, il me reste une dizaine de cases à peindre (Je m’étais donné comme objectif de terminer ces peintures pour aujourd’hui mais le temps m’a manqué) et j’obtiendrai au final une peinture d’environ quatorze mètres carrés, une surface plus grande que celle de ma chambre à coucher.
Chaque carré de peinture est une image abstraite, celle du bruit de l’image de Gertrude.
Le bruit de Gertrude.
Le bruit de la Peinture.
Juliette Charpentier,
Paris le neuf avril deux mille treize.
Comme l’anatomiste qui après avoir fendu un crâne à la scie, retire le cerveau et le presse, il s’en égoutte une matière liquéfiée, sanglante…Je vois la peinture comme un hémrragie de couleurs…
Au détour d’une page dans un roman, dès qu’il y a une évocation même à peine ébauchée, d’un tableau, d’un châssis ou d’une toile retournée contre un mur, il y a tout à coup la dimension d’un mystère, une sensation de présence indicible. Une intemporalité d’imaginaire…
Peindre demande une maîtrise et un savoir de la matière, peindre me semble être l’exhumation d’une pulsion que je ne saurais définir, pas plus que je ne sais décrire le besoin de l’écriture…
L’art de faire tenir un tableau plus grand que la chambre dans la chambre, c’est un exploit !…
Le blog de Gertrude est insatiable et réclame mon temps; il vient me tirer la manche les trois et les neuf… Et je bluffe car, tout compte fait, à défaut de neuf je pondrais plutôt des noeufs en boucle!
Il est vrai que j’attends avec impatience de déployer cette peinture improbable; je crois que je vais choisir mon salon.. Quant à peindre avec la cervelle, ce n’est pas encore gagné! 🙂
Quand on parle de cervelle…
Laque…Un lac ripoliné…
Il faut mieux un lac ripoliné qu’un crâne gominé.
PAS SI FORT !!!
CH’UIS PAS SOURDE !!!!!!
Une île flottante, voici une jolie idée, surtout que les îles flottantes étaient le dessert fétiche de ma grand-mère qui, vous vous en doutez, n’est plus de ce monde. Une Gertrude flottante (ou à écoute flottante, comme dirait une de nos connaissances communes), qui elle non plus n’est plus de ce monde, pourrait lui rendre hommage.
Les îles flottantes de ma grand-mère étaient un vrai délice et je n’ai jamais pu parvenir à les réussir comme elle.
Surtout que vous avez tout votre entendement.
La peinture à l’huile, c’est bien difficile,
mais c’est bien plus beau qu’la peinture à l’os !
Vous cherchez à vexer le crâne qui n’a que ses os pour pleurer…
Gertrude a déjà bien assez à faire avec l’os…
Encore du langage codé.
J’entends le bruit de la peinture au travers du bruit des mots que vous déposez jour après jour, mois après mois sur l’écran de mon ordinateur. Il a réveillé mon mien désir de peindre et de retourner aux pinceaux, crayons et bouts de papier assemblés. Le temps vous manque, dites vous, mais tant mieux, car que peut -il faire d’autre que venir à manquer, le Temps ? C’est le manque, son véritable attrait : ça pousse et tire dans l’urgence et nous oblige. D’ailleurs, en ce qui vous concerne, vous ne manquez pratiquement aucun des rendez-vous que vous vous fixez (ou si peu). Du neuf encore du neuf, toujours du neuf…
C’est une idée ça : plutôt que d’installer vos 14 m2 au mur, on pourrait imaginer vos peintures de Gertrude déployées au milieu d’un lac, façon île flottante, glissant au fil de l’eau et du vent, à condition de bien les ripoliner à la peinture waterplouf et de les installer sur des coussinets insubmersibles !
A l’eau, à l’eau, alors Gertrude flottante ?
La pinture irlandaise fait si mal à la tête le lendemain matin !
On pourrait commenter presque toutes tes pages mais pour cela il me faudrait arrêter de peindre. Car mon boulot alimentaire me prend trop de temps à mon goût. Depuis qu’un certain Mr M et quelques autres à l’école des Beaux-arts m’ont révélé que c’était possible: l’envie, le besoin maladif de peindre et de créer m’ a pris par la peau du cou ou du coeur ! Vive Gertrude ! Même si pour moi c’est une tortue car ma tortue s’appelait Gertrude !
Ce n’est pas la Crâneuse qui te contredira!
Quant à la différence entre les tortues et les crânes…
Et je vois très bien qui était Mr M!