Aujourd’hui 27 mai 2012*,
je dédie cet article à Mathieu Simonet, écrivain.
Gertrude et Juliette, vues de dos à vingt ans.
Je ne voulais pas lire celui-là et pourtant c’est bien celui-là que j’ai acheté.
Il y a environ quatre semaines, je suis entrée dans une librairie parisienne, je cherchais Les Carnets blancs de Mathieu Simonet1 ; je ne les ai pas trouvés, mais j’ai trouvé La Maternité2, celui que je ne voulais surtout pas lire. Curieusement je n’ai pas cherché plus loin, j’ai donc acheté La Maternité.
Le livre est resté deux semaines dans sa poche plastique, posé sur une chaise dans le couloir de mon appartement. Puis j’ai fini par le sortir ; je l’ai posé sur ma table de chevet à côté de mon lit. Je le regardais tous les soirs sans l’ouvrir : blanc, lisse, cerné de rouge, comme un faire-part de deuil qui se serait trompé de couleur. Je n’avais même pas lu la quatrième de couverture, je savais ce que le livre contenait et j’avais peur de l’ouvrir.
Pendant quinze jours, j’ai relu Marguerite Duras : je lisais La Vie tranquille et je gardais le livre de Mathieu Simonet à côté de moi.
Il y a deux jours, je l’ai enfin ouvert: je l’ai lu d’un trait presque sans respirer. Le texte respirait pour moi, souffle par souffle, touche par touche. Je suis descendue tout au fond, de marche en marche, de palier en palier; j’ai plongé sans retour. J’ai déchiffré, presque prononcé tout haut, ce mot « Maman » scandé au fil brisé du texte, comme pour morceler un peu plus cette écriture qui s’égrène comme le temps, simple, plaçant l’émotion et le factuel médical au même niveau d’asepsie.
Mathieu Simonet écrit la mort de sa mère, la maladie et les derniers instants ; sans détours si ce n’est ceux de la mémoire qui fait des boucles jusqu’à en boucler le cycle de l’existence. Il nous livre cet amour absolu et intime entre un fils et sa mère sans nous inviter une seule fois à quelque compassion.
Je pense aux « Derniers portraits », à L’enfant malade de Munch, à Valentine peinte par Ferdinand Hodler.
Je lis les lignes de Mathieu Simonet et la peur m’abandonne, j’ai pourtant failli m’y abandonner…
Et je n’aurais jamais dû les lire, car je ne connais pas Mathieu Simonet. Quelques semaines auparavant, je n’avais aucune idée de son existence, je n’avais jamais entendu parler de cet auteur.
J’ai juste reçu un courriel vers le vingt avril, transmis par une amie ;
le courriel écrit par un certain Mathieu Simonet était adressé à un groupe de personnes et proposait une expérience, presque une performance : il s’agissait d’aller visiter l’exposition « Intense Proximité » au Palais de Tokyo3 en compagnie d’un(e) inconnu(e) (tiré(e) au sort par Mathieu Simonet) et de lui tenir la main (minimum pendant une minute) lors de la visite. Le rendez-vous et les modalités de la rencontre devaient être fixés par SMS.
Puis, pour le lendemain au plus tard, il fallait écrire et envoyer un texte sur l’expérience. Mathieu Simonet utiliserait des fragments des textes dans un article pour le Magazine Littéraire.
Je ne faisais pas partie de la liste de diffusion de départ, mais je posai ma candidature, étant munie de l’essentiel pour y participer, c’est-à-dire d’Internet, d’un téléphone portable, d’assez de curiosité pour jouer le jeu de l’inconnu ou le jeu (virtuel) d’un inconnu, et surtout de suffisamment de peur de « l’intense proximité » qu’impliquait ce contact physique et réel de la main d’un(e) inconnu(e).
Je participai donc à l’expérience. Voici le texte que j’envoyai à Mathieu Simonet :
Des expositions, j’en ai vues, avec des inconnus j’en ai visitées, je n’étais jamais venue dans une exposition pour tenir la main d’un(e) inconnu(e).
De cet(te) inconnu(e) je ne dirai rien car ma main garde bien mieux que les mots le souvenir de cette étrange intimité.
De la visite de l’exposition, je ne retiens que les tiraillements de mes sensations, la polarisation de mon attention sur ces quelques centimètres carrés de peau contre une autre peau, mon regard comme « shunté » par ce contact de paumes qui le temps du parcours s’est imposé comme interface entre le Monde et moi.
Homme ou femme, jeune ou vieux, qu’importe ; seul le trouble de cette « proximité » de l’autre, dont je ne sais rien ou presque, persiste à mon réveil à chaud, en ce lendemain… sans distance.
Tout a commencé comme une histoire d’amour, pas de celles que l’on vit, mais de celles que l’on raconte ou que l’on se raconte ; presque un roman pour midinette.
Tout est là pour réveiller la petite chose palpitante, cette émotion mièvre et un peu honteuse prête à céder à quelque stratégie du facétieux entremetteur, à se laisser aller au jeu de l’amour et du hasard : instructions, petits messages et mystères suspendus à l’attente de la Rencontre…
La proposition est ciselée au détail près, détail qui en fait basculer toute banalité ; elle va jusqu’à préciser l’imprécision sans l’imposer : Tenez vous la main une minute ou … ? Le doute est terrible et se mue en sentiment : M’aimerez-vous assez pour me tenir la main ? La minute réglementaire sera-t-elle la limite de notre amour ou de notre détestation ? Ou pire, sera-elle le temps imparti à notre indifférence ?
Prendre la main de l’autre devient alors un acte conscient, d’autant plus charnel qu’il est cérébral. Acte qui scelle un pas et un regard siamois, parallèle mais pas forcément conjoint, un abord ensemble mais pas obligatoirement concerté de l’espace et des choses. Promenade côte-à-côte, main à main, qui tente d’intégrer les signes extérieurs, d’objectiver son but, dans le circuit d’une double subjectivité qui tend au face-à-face. Le « nous » se noue et se dénoue au gré de cette recherche de distance essentielle à son équilibre.
Et, à mesure que « notre » proximité prend de l’assurance dans un parcours dont nous finissons par accepter l’indécision et les repentirs sur lui-même, et que nous cherchons les connivences que tissent et doivent tisser les objets exposés entre eux et avec notre couple improbable, notre regard, soudain, se retourne : des œuvres il glisse vers ceux qui les regardent, puis vers ceux qui nous regardent.
Nous ne regardons plus, nous sommes regardé(e)s ; de sujets regardeurs nous devenons objets de regard et nous sommes fier(e)s de nos mains jointes et manifestes, de ce sentiment partagé, de cette histoire d’amour racontée par les yeux des autres.
Histoire d’une proximité, jouée et exposée en un lieu et un temps par un tiers qui, lui, se tient à distance et sera le seul apte à mesurer l’expérience.
Il s’agit en effet de comprendre à quel point un tel dispositif, autorisant le trouble de l’intimité, forçant la proximité et faussant les distances, permet d’aborder les infimes subtilités de cette exposition ; une exposition qui, à travers un choix d’objets allant du domaine ethnologique à une certaine expression hors frontières, se donne à voir plus dans « l’entre » et l’interstice que dans le factuel, plus dans la surface parfois grinçante et aveugle des contacts que dans le visible, plus dans la dissonance de ses accords que dans l’harmonie d’un bel accrochage…
Mais ceci ferait l’objet d’un autre texte…
Merci à Mathieu Simonet.
Juliette Charpentier, Paris, 22/04/12
L’article de Mathieu Simonet, en relation avec cette expérience, est publié dans le Magazine Littéraire4 du mois de Juin sous le titre Duos en Triennale.
Quant à moi, je referme le livre La Maternité, un mois après avoir vécu cette aventure.
Ce vingt et un avril, je n’ai pas seulement tenu la main de Polina le temps de la visite, je crois aussi avoir accompagné Mathieu au Palais de Tokyo comme sa mère a pu le faire auparavant. Je pourrais avoir le même âge que cette « maman » qui, avant de mourir, écrivait des textes sur son enfance à son fils, comme une ultime transmission.
À présent la lecture et la visite se confondent comme un même et seul acte ; je prends acte de cette continuité, de cette « intense proximité », d’autant plus intense qu’elle se produit avec l’inconnu.
Juliette Charpentier, 27 mai 2012
1- http://mathieusimonet.com/sommaire.html
et http://matthieux.blog.lemonde.fr
2- http://www.mathieusimonet.com/Mathieu_Simonet_-_Site_officiel.html
3- http://www.palaisdetokyo.com
4- http://www.magazine-litteraire.com
* Quand j’ai publié cet article, j’ai envoyé un courriel à Mathieu Simonet pour lui en signaler la parution; il m’a dit que le 27 mai était le jour de son anniversaire.
Bel article ! Je rajouterais que la personnalité de la mère est l’un des points qui font du récit – de mon point de vue – un bon roman !
Je trouve moi aussi que cette personnalité traverse le récit en lui interdisant toute mièvrerie. Mais c’est le fils qui en est le passeur; c’est quelque part un véritable « dernier portrait » au sens pictural. Ce n’est pas descriptif mais pétri dans la matière des mots et du texte.
Merci, Thomas, de votre visite; quelque chose me dit que vous connaissez Mathieu Simonet.
Là ….!!!
Je vais revenir lire…Vous métonnez toujours et plus encore que jamais ….
J’en suis bien aise!
J’ai croisé vos textes que j’ai trouvé très beaux, et aussi très justes, chez MS…
Aucune échelle même celles pour rassurer la Science ne peux mesurer, ni la douleur, ni les sentiments. Les mots de MS dans La Maternité ne font que les circonscrire sans véritablement les décrire.
Je ne connais ni l’auteur ,ni le livre en question .Le titre à lui seul me faisant un étrange effet .Jamais remise d’être la fille d’une mère ,l’écorchure de ma naissance restant vive blessure que la mort n’a pu refermer.Ceci est une affaire privée de mon intime .
L’expérience de la performance me fait souvenir d’un soir à Lourdes où j’étais pour des motifs tout autres que religieux .Un lieu comme un autre ou presque ,une villégiature de convalescence non pour ma personne ,mais là ,encore ,affaire personnelle . Me trouvant par curiosité ,désoeuvrement ,pas vraiment ,à suivre une file de pélerins qui chantaient ,en allant vers la grotte ,à un moment ,il y eut une demande d’un geste à accomplir .Prise dans le groupe sans en être ,le hasard ,lui encore ,m’a prise au piège . Le mot convient-il ?
Empathie ,amour du prochain ,signe de paix ,nous étions donc invités(es) à nous tourner vers une personne autour de nous et d’aller l’embrasser .Point d’obligation véritable ,mais il y a dans le bain de foule un élément qui fait que tout à coup ,se singulariser peut passer pour une hostilité ,voire un dédain .Hors ,ce n’était pas là ma position intime .Donc ,je ne me suis pas abstenue ,bien que je l’avoue ,je n’étais point préparée à cela .Je ne sais plus qui j’ai embrassé ,une femme ,un homme ,deux ou trois ,une contagion ,dis-je ,car que faire quand un monsieur s’avance la main tendue vers vous ,une dame quelquonque qui sourit …Tourner le dos ou détourner la joue ? Je ne pouvais pas .J’ai su tout de suite que je ne pourrais point briser ce qui se passait là .Respect de l’autre je crois .Respect pour le groupe où bien involontairement je m’étais trouvée engagée …
Quelque chose se passe …Quoi ? Difficile de le dire .Comme une légéreté d’être …Une confusion presque délicieuse …Peut-être y a-t-il là aussi un danger .Tout groupe est une masse qui agit pour nous .Je n’assimilerai pas là religion à secte ,ce serait présomptueux ,et malvenu .J’entends bien rester « libre » et « rebelle » comme vous me l’avez dit dans un précédent article .Mais ,suivez un peu le cheminement de ma pensée…vous devinerez à quoi je songe …
ps : je n’avais vraiment décidé d’arrêter là mes phrases ,mais ,un effleurement maladroit sur le clavier et,le commentaire s’est envolé . Donc ,voilà .Je laisse l’instant suspendu …
Ce que tu veux…
Je pense, en effet, que le titre peut être pris dans plusieurs sens; ici, La Maternité est un lieu, une unité de soins palliatif qui a été installé dans une ancienne maternité, mais à l’évidence c’est aussi la référence à la naissance ainsi qu’aux deux pôles de la vie qui se rejoignent, particulièrement à ce moment du passage de la mort; aussi à cette relation en miroir entre la mère et le fils. Je suis sure que vous irez lire ce livre, vous la grande dévoreuse de bouquins… 🙂
Quant à votre expérience à Lourdes, il est évident que vous vous trouviez dans la cité des miracles! Difficile d’y échapper, surtout quand on est magique; moi par contre, j’aurais pu éviter, mais vous savez toutes les expériences qui tombent dans mon escarcelle de crâneuse…
Je vois… Vous étiez partie pour un véritable roman fleuve. 🙂
oh!…si vous saviez …le pire ..enfin…le plus …
mais assez de fleuve ,ce serait risquer les inondations 🙂
Le livre de Mathieu Simonet n’est pas un roman fleuve; à peine quelques gouttes de rosée sur quelques fleurs abandonnées juste pour alimenter notre petit moulin.
( allusion à celui que j’ai déposé en com )
Me voilà épatatée. Bougez pas, je reviendrai !
J’ai marché sur les sentiers, sauté par-dessus les blogs, dansé à travers le web… Je me suis nourrie de réglisse, j’ai têté la maternité, chanté la proximité et souri à l’inconnu(e)…
Dans un tout autre registre, votre performance me fait penser à celle de Sophie Calle qui s’était donné le « devoir d’obéir » à Paul Auster.
J’en rajoute un:
Je suis là.
Mmmmmmmm!!!! Des souvenirs communs avec toi… Quelle aventure distordue et passionnante!
Croââââ! Tenons nous la main virtuellement…
En effet, il y a vraiment du Sophie Calle dans la pratique littéraire de Mathieu Simonet, dans ce que j’ai pu en voir; son livre La Maternité n’échappe pas à ce procédé « participatif »; et en ce qui concerne Les Carnets blancs (que je n’ai pas encore lu), je pense que là aussi il y a aussi une véritable aventure interactive dans le destin des pages laissées à l’initiative d’autres créateurs; une oeuvre qui rejoint les arts plastiques. Hé! Hé!
J’achète !
Je n’en doute pas.
Je suis sure que vous avez une connaissance plus grande que moi de l’oeuvre de cet auteur. Mais à la seule lecture de La Maternité, j’ai le sentiment de ce partage qui n’est pas de l’ordre de l’empathie émotionnelle mais d’une mise en commun de ce qui est sûrement le plus difficile à partager mais également de ce qui nous habite et nous hante à tous.
Je sais maintenant pourquoi la mère-cière s’est défilée à réception de l’invitation de son OS préféré, à rejoindre le Palais de Tokyo et la contrainte imposée par Mathieu Simonet.
Insoutenable brûlure de la proximité…
Merci pour ce beau texte !
N’est pas Gertrude/Juliette qui veut !
La Mère Cière s’est défilée mais son Fil n’en pense pas moins! 🙂
Je suis sure que vous êtes allée voir cette exposition. 🙂
Cela faisait bien longtemps que je n’avais pas parcouru vos corridors menant à la crypte du Crâne, et j’ai donc lu vos mots sur ce livre, un livre que je ne lirais sûrement pas dans les jours prochains, question d’humeur…quant à l’expérience de l’exposition, tout à fait troublante, je le concède. Mais comme vous m’avez fait partagé un « petit » moment très interressant dans l’intime « artistique », je reviendrais sûrement 🙂 A bientôt donc pour une nouvelle « ballade » dans le domaine de l’expérimentation vécue.
Signé: Un voyageur solitaire et égaré (pas tant que ça), Igor me montre le chemin d’une torche enflammée (Tales of the crypt…oblige!)
Merci de votre visite, Vincent, cela faisait longtemps… Le livre est difficile, en effet, à lire avec un certain regard, un certain désir..
Je vous conseille l’exposition « Intimes proximités » qui est un évènement qui sort de l’ordinaire.
Égarez-vous donc encore! 🙂
Je sors, moi aussi, des deux expériences que vous relatez magnifiquement avec une justesse absolue, mais je n’ai malheureusement pas eu la force d’écrire encore dans l’après coup de la lecture de ce livre magnifique qu’est La maternité. J’ai écrit à propos de ma mère avant mais depuis cette lecture je laisse reposer : difficile de reconnaître ces chemins parcourus il y a peu dans un univers médical impitoyable souvent étranger à la douleur qui ne se mesure pas sur une échelle de 1 à 20.
Qu’ajouter…
…oui et donc… donc oui, merci pour ce moment partagé… j’ai fermé les yeux et imaginé cette visite, en puisant dans mes souvenirs, en mêlant mes souvenirs aux tiens (quelle audace !)… en recréant un espace, en distordant le temps…
Qu’ajouter… rien, pas envie de ternir cet agréable moment de lecture avec mes consternantes élucubrations krapoïdiques.
La passion de MS dans sa pratique littéraire et sa vie tout court, je crois, d’après ce que j’en sais un peu approximativement, c’est le partage. Pas le partage façon bonne conscience, mais plutôt une certaine manière de considérer la redistribution des oeuvres de la pensée et de l’art. Et puis, c’est aussi une manière de jouer et de rejouer la vie, les mots,les textes, les traces de soi. Envisager la création comme une machine à sans cesse recomposer : j’aime bien!
… Pas plus ! Hélàs !