La « Battle » d’arts plastiques. Exception au Capitaine n°17.


Cet article à quatre mains vous raconte l’histoire de ce que j’ai décidé d’appeler « La Battle* d’arts plastiques » c’est à dire les échanges plasticiens que nous avons instaurés Céline H. dite « La Professeure H. » et moi-même depuis près de deux ans et dont vous avez pu voir les indices dans ce blog.
(*Battle est un terme qui m’a été suggérée par une amie et qui me semble convenir, en même temps échange, confrontation artistique et amicale avec une petite notion de défi.)

Il comprend deux textes que nous avons écrits chacune de notre côté sans aucune concertation si ce n’est la consigne d’expliquer cette aventure. 
Au fil de votre lecture, vous pourrez également consulter une page de photographies des réalisations et textes produits tels que nous avons pu les recevoir dans ce cadre et dont voici le lien:

Images de la « Battle »

 

Le texte de Juliette Charpentier:

Saint Antoine le Tout-trouvé ou le Jamais-Perdu: Histoire d’un échange plasticien entre deux professeurs d’arts plastiques.

Objectivement:

Depuis juillet 2022, deux professeures agrégées d’arts plastiques, l’une résidant en région parisienne et enseignant à l’université à Paris, l’autre retraitée et résidant en Corrèze s’échangent « sujets » et réalisations d’arts plastiques par envois postaux. C’est une expérience toujours en cours que certains pourraient qualifier de potache, d’autres de surréaliste ou duchampienne.

Subjectivement:

Tout est parti d’un petit post-it placé au pied d’un cierge dédié à Saint Antoine de Padoue, un cierge géant que j’ai acquis il y a quelques années: Une demande de ma collègue et amie Céline H. pour la réussite de son fils à un examen. 
Avec Céline H. nous nous connaissons depuis plus de vingt ans. Notre rencontre date d’un stage de formation continue en arts plastiques de l’Académie de Créteil sous forme de réunions mensuelles d’échange de pratiques, plutôt échange de plaintes et petites joies, de pleurs et de rires de la part d’enseignants souvent seuls dans leur discipline au sein de leurs établissements. Ce genre de formation, surement jugée peu rentable, a disparu depuis longtemps du PAF (Plan de Formation Continu) mais a eu l’avantage de créer du lien dans notre petite communauté d’enseignants d’une discipline décalée, incomprise et déconsidérée.

Ce sont probablement dans ces moments de partage qu’est née notre complicité pédagogique et amicale qui nous a amenées à travailler ensemble, concevoir des formations pour nos pairs, les animer, partager nos points de vue et nos valeurs sur notre métier et au final construire un solide édifice de références communes dans un accord parfait sur les objectifs de nos actions. Tout cela avec rigueur mais également avec l’humour et la distance qu’exige toute posture critique, sans se priver de « dire du mal » de tout ce qui le méritait avec la devise proclamée et assumée: « Dire du mal ça fait du bien. »

Donc: un petit post-it à Saint Antoine, saint que je prétends plus ou moins sérieusement cultiver, notre esprit facétieux ainsi que notre admiration pour Marcel Duchamp et son œuvre, sans oublier les préceptes d’un certain AD pour parfaire notre Panthéon, il n’en fallait pas plus pour mettre en route une Broyeuse de chocolat.

J’acceptai avec enthousiasme de dire une petite prière à mon saint préféré et accompagnai ce service pour Céline H. et son fils d’une incitation: « Pour la peine, tu réciteras trois patères et deux navets. ».
La suite ne se fit pas attendre, je reçus dans ma boite aux lettres un petit colis contenant trois patères et deux navets miniatures réalisés en pâte durcissante.

À la même époque, je venais de découvrir, grâce à une amie corrézienne, une nouvelle technique enthousiasmante, la laine feutrée à l’aiguille permettant de fabriquer de petits sujets doux et duveteux, habituellement des petites bêtes, ours, chats ou écureuils poilus; je fabriquai frénétiquement crâne, os, dents, étrons et toutes sortes d’objets improbables et me hâtai de partager cette expérience avec Céline H. de passage en Corrèze; entre autres expérimentations picturales à partir d’un tatou empaillé dont je venais d’hériter, tatou qui tiendra une bonne place dans notre aventure, il résulta du feutrage de laine un petit animal non identifié qui se retrouvera plus tard laissé en offrande au saint local d’une île de l’Océan Indien.

Je ne sais plus si c’était avant ou après ce séjour que j’envoyai à Céline H. un kit de feutrage à l’aiguille mais ce fut le point de départ d’un rituel d’échange entre nous, de réalisations plastiques à partir de « sujets » (je reviendrai sur cette notion de « sujet ») que nous nous donnions mutuellement.


Céline H., en vacances en Bretagne, confectionna à l’aide de son kit de feutrage un tatou « Bernard l’ermite » en laine, présenté dans une véritable coquille de bulot géant ayant fait l’objet de multiples péripéties de recherche, cuisson, dégustation et nettoyage pour le débarrasser de ses caractéristiques odorantes de fruit de mer. Je reçus par la Poste le « Tatou l’ermite » dans son bulot accompagné d’un petit texte astucieux et d’une incitation à poursuivre l’échange: « À partir d’une coquille. ».

Je partais justement au bord de la mer du Bassin d’Arcachon. Nous étions au mois de septembre, privilège des retraités. Hormis quelques coquillages et os de seiche, je ramassai sur la plage différents objets, petits déchets plastiques et « coquilles » d’activités humaines. Selon mes préoccupations du moment , je transformai mes trouvailles en « Tatous faits de tout » et à mesure que j’assemblais ces éléments hétéroclites pour en former des « tatous », les mots me venaient comme pour enrichir mes réalisations de sens nouveaux, dans une sorte de va-et-vient polysémique donnant du jeu aux objets et au texte.

À partir du « Tatou l’ermite » de Céline H. et de mes « Tatous faits de tout », un protocole de « jeu » plastique et textuel, où objets et mots se répondaient dans une grande proximité, s’instaura dans nos échanges; les réalisations s’accompagnant obligatoirement de textes complexes en résonance avec la production plastique, bourrés de jeu de mots, de références, de privates jokes issus de notre terrain commun d’expériences et déployant un éventail infini de rebondissements sémantiques.
Le tout ouvrant obligatoirement sur un nouveau « sujet », articulation à la « marabout-bout de ficelle », donné pour une nouvelle réalisation; sachant que le principe de « sujet » est quelque chose que nous n’avons cessé de contester dans notre pratique pédagogique lui préférant toujours ceux « d’incitation » et de « consignes »: ces derniers induisant l’ouverture nécessaire à une création singulière, contrairement au « sujet » qui serait de l’ordre de la vision du professeur vers une réponse attendue. 
Donc, ici, des « sujets » de plus en plus farfelus, véritable ironie de pratiques pédagogiques douteuses mais aussi défis donnés à l’autre de prouver qu’il est toujours possible de faire quelque chose à partir de n’importe quoi.

Faisant suite aux « Tatous faits de tout » et en relation avec la période automnale, je donnai comme « sujet » à Céline H. : « Tatou prévu pour l’hiver? ».
Céline H. En vacances de Toussaint profita d’un voyage en Hollande (décidément les notions de vacances et voyage prenaient là aussi leur place) pour fabriquer et m’envoyer sa réponse: Je reçus un petite sabot hollandais en porcelaine blanche et bleue, souvenir consacré des Pays-Bas au même titre que le Gouda, occupé, tel un bulot d’un « bernard », par une sorte de guêtre en tissu noir ceinturée d’un ruban tricolore , elle même contenant un petit parchemin en papier de soie roulé comprenant un dessin à la plume le tout accompagné d’un texte duchampien et de quelques blagounettes hollandaises. Je découvris le nouveau sujet: « Ça lui fait une belle jambe. »

C’était l’hiver, le temps des décorations de Noël et des chaussettes. L’idée de «belle jambe » m’évoqua curieusement les petites socquettes blanches que nous devions porter dans des sandalettes ma sœur et moi quand nous étions bien habillées en vacances en France. Des accessoires dont la seule fonction devait être celle d’enjoliver nos gambettes brunes et nos pieds habituellement nus sur le sol malgache.
J’enfermai donc dans une paire de socquettes de fillette, dont je fis l’acquisition non sans quelque sentiment honteux, un crâne et un tatou en laine, mes deux obsessions, puis rajoutai des petites queues et des étiquettes. Là aussi je jouai autant de l’aiguille que des mots, la réalisation et le texte suivant la même logique. J’envoyai ma production à Céline H. avec un nouveau « sujet »: « Des hauts et des bas. ».
C’était déjà Noël et Céline H. accrocha les socquettes dans son sapin, chose que je n’avais pas prévue: grâce aux guirlandes lumineuses, tatou et crâne de laine, pourtant cachés dans les socquettes, firent une apparition fantomatique dans une vision inédite.

C’est de nouveau en vacances et en voyage, cette fois sur l’île de La Réunion, que Céline H. composa à partir du nouveau « sujet ». Quand je reçus sa réalisation toujours accompagnée de texte, je mesurai à quel point notre jeu, ainsi que les éléments plastiques et écrits qu’il générait, gagnaient en richesse et complexité. J’eus le sentiment que tout en gardant sa part ludique, nous étions en train de construire une œuvre commune avec rigueur, lui donnant un cadre et des règles en l’approfondissant un peu à chaque fois.
L’objet réalisé par Céline H. était un assemblage de divers éléments et demandait de la part du spectateur plusieurs points de vue: ainsi, latéralement ou frontalement on percevait une petite tortue en raphia (pour moi une vraie évocation de Madagascar, pays de mon enfance, la grande île aux tortues et au travail du raphia) hérissée de sortes de jambes de corail. Et dans une vision surplombante, on découvrait sur le dos de la tortue, un squelette, les jambes en l’air dans une posture quelque peu provocante. Contrairement à ce qui était dit dans le texte, cela ne pouvait pas être Gertrude, cette dernière étant dénuée de membres et de mauvaises intentions… Passons…
L’ensemble comprenait évidemment du texte, en particulier une chanson sur les hôtesses de l’air, intitulée pour l’occasion « Le rêve de Gertrude », révélant une vraie prise en compte du sujet donné et contenant, telle une poupée gigogne, le nouveau « sujet » qui m’était destiné: « Tenez-vous par l’index. ».

Pour ce « sujet », je convoquai index, indexation, tous mes doigts jusqu’au bout des ongles, et réunis ce fatras nomenclatural dans une sorte de tableau en bois évoquant les panneaux d’affichage si chers aux administrations, avec, pendu à un crochet, l’index de tous les éléments. Le dos caché du panneau comprenant, entre autres, des indices du nouveau « sujet » « Pendu à la langue.».

De la pendaison à la potence, il y avait une logique et c’est sans surprise qu’il me parvint une langue (fausse bien sûr, réalisée en pâte durcissante) pendue à une potence graduée en bois, une langue bien rose (que j’aurais pu prendre pour autre chose avec mon esprit mal tourné), en deux parties, renfermant une clé USB. Et dans la clé USB, la vidéo d’une performance que nous ne publierons pas ici par égard pour Céline H. qui pourrait perdre toute crédibilité auprès de ses étudiants et surtout s’attirer la vindicte de ses collègues enseignants-artistes à qui elle ferait de l’ombre. Toujours est-il que cette performance était tout à fait éclairante quant au nouveau « sujet » qui m’était destiné: « On se refile le tuyau. ».

Avant d’aborder ce « sujet », je tiens à préciser que dans cette dernière réalisation de Céline H. accompagnée d’un texte ou plutôt d’une recette « L’abat rouge sauce piquante », le jeu des mots prenait une forme plastique dans la plus pure tradition de l’objet surréaliste, la réalisation plastique et le texte n’étant plus seulement dans un accompagnement mutuel mais en symbiose ou en fusion au point de créer un objet-calembour.  Il me semble qu’à partir de là nous franchissions une étape dans notre expérience en ce qui concerne l’élaboration de nos productions de plus en plus soignées et l’adéquation de ces dernières et des caractéristiques plastiques mises en jeu à une prise en compte du « sujet » souvent inattendue et surprenante déclinée en plusieurs niveaux de sens.

C’est dans cet ordre d’idée que je m’emparai du nouveau « sujet »: « On se refile le tuyau. » car « se refiler le tuyau » était bien ce que nous faisions dans nos échanges, une sorte de relais que nous nous passions d’une réalisation à une autre, chacune faisant allusion à la précédente. De tuyau, j’imaginai un pipe-line qui, dans un futur proche ou lointain deviendrait, suite à une sécheresse radicale, un tombeau digne des pyramides avec momies et trésor, trésor que je scrutai à la loupe dans une version agrandie et dans lequel, outre un précieux tuyau en cuivre, se trouvaient divers éléments dont un intrus, un bouchon en liège portant une inscription: le nouveau « sujet »: « Pousser le bouchon. ».

Je reçus en échange un magnifique « Pousse-tire-bouchon » ou « Pouce-tire-bouchon » qui me parut être le digne frère de la « langue pendue », car là-aussi, comme dans la tortue réunionnaise et la potence, haut et bas étaient concernés avec les actions opposées et contraires que cela impliquait. Le pousse-tire-bouchon, composé d’un vrai tire-bouchon et d’une représentation de pouce (opposé) joliment modelé, était un objet à la fois simple et complexe d’une redoutable efficacité évocatrice, un vrai déboucheur (mal embouché) de jeux de mots, un parfait « objet paradoxal » comme le désignait Céline H.
Accompagnant cette réalisation, se trouvait un « cadeau » pour la Crâneuse que je suis, une affichette d’une représentation d’Hamlet rebaptisée « Crânelette » dont Gertrude serait la vedette, affichette comportant à son verso la fortune critique de ce spectacle fantasmé. Je vous laisse en découvrir la teneur et l’inénarrable richesse inventive dans la page consacrée (lien au début de l’article).
Le nouveau « sujet », quant à lui, était caché dans une petite boite métallique d’origine bretonne sous la forme d’une gaufre emballée dans de la cellophane et provenant de la ville de Liège (encore un souvenir de voyage). Car le concept de tire-bouchon ne va pas nous en faire oublier la raison, autrement dit le bouchon qui pour être digne de ce nom doit être en liège sans obligatoirement provenir de Liège. 

Liège, la Belgique c’est là un terrain que nous affectionnons particulièrement: les artistes belges, le cinéma, les séries, l’humour décalé spécifique à ce pays auxquels nous essayons de faire hommage. 


J’abordai ce « sujet » avec la gourmandise d’une mangeuse de gaufre, sortis mes aiguilles, ma laine et mon fil pour en faire un bel ouvrage de dame, un «Cas fait liégeois » avec un empilement d’éléments s’articulant comme les mots d’une phrase. Je joignis à ma réalisation la petite boite bretonne que je restituai ainsi à sa propriétaire et la gaufre liégeoise retravaillée en forme de tête de mort avec ouverture et fermeture soigneuse de la cellophane après tentative de dégustation des morceaux découpés pour parvenir à la conclusion que la chose n’était plus comestible. Le nouveau « sujet », lui, était inscrit sur un petit papier: « Cuit, bien cuit, pas cuit, mal cuit, très cuit. » faisant ainsi directement référence à un célèbre «Principe d’équivalence ».

Le résultat fut surprenant: une sorte de « patate chaude » (qui est une autre version du tuyau qu’on se refile) plutôt « Une paume de terre en robe Deschamps » si j’en reprends l’intitulé exact. Une réalisation encore une fois déclinée en plusieurs niveaux de sens, fausse pomme de terre, empreinte d’une paume de main et de ses lignes, habillée d’une robe (des champs) en aluminium au look un peu spatial mais apte au passage à 180° et agrémentée d’une mixture indéfinissable en l’état, car arrivée moisie dans ma boite aux lettres. Une moisissure que j’utiliserai dans mon projet suivant.
Bien sûr, cet ensemble aux allures gastronomiques était accompagné de la recette de cuisine idoine et d’une annexe chiromancienne de lecture arachnoïde des lignes de la paume introduisant le nouveau « sujet »: « Madame Irma.».

Un « sujet » particulièrement évident pour ma pratique autour du crâne Gertrude à qui j’avais déjà attribué quelques dons extralucides: Irma était Gertrude et vice-versa. Ne lui manquait plus qu’une panoplie de parfaite voyante ou de sorcière charlatane . Je présentai les différents ingrédients nécessaires aux rituels de Madame Gertrude dans une boite en verre capitonnée. Le tout toujours étiqueté et mis en mots. 
Le nouveau « sujet » que je destinai à Céline H. était l’un des éléments de la boite: un petit paquet de papier de soie contenant une graine de tamarinier avec l’indication « Il est tout sec mais tu sauras quoi en faire. » en référence à une situation vécue dans notre métier et qui a suscité bon nombre de plaisanteries. 

Le résultat extrêmement bien fait fut à première vue délicieusement scolaire et merveilleusement inventif comme peuvent l’être certains travaux d’élèves qui nous laissent pantois d’admiration, mais à regarder de plus près pas très innocent. Sous la forme d’un cahier ou plutôt d’un dépliant intitulé « L’os Dyssée du Tamarin » la petite graine incluse dans le papier passait d’une page à l’autre par un jeu d’ouvertures, se transformant en images et en mots et bien sûr en un chapelet d’astuces. La dernière page et surtout l’étiquette provenant d’un vêtement taille 2 accrochée à l’ensemble donnaient une orientation lessivielle au nouveau « sujet » en livrant quelques indications sur la composition du tissu (coton), sa provenance (Italie) et des conseils d’entretien.

Alors que je m’apprête à évoquer ma dernière réalisation, il est temps pour moi d’aborder le problème du « sujet » dans le cadre de notre « Battle », en tout cas de mon point de vue car je ne sais pas ce qu’il en est du côté de Céline H..
Le « sujet » est probablement assez spontané de la part de celle qui le donne, c’est à dire qu’il ne résulte pas d’une élaboration telle que nous pourrions la mener ou l’avoir menée dans notre métier d’enseignant, sachant qu’un « sujet» ou plutôt des consignes ou incitations s’appuient toujours sur des notions à travailler, doivent toujours amener l’élève à les élucider sans le piéger et visent une évaluation efficace du travail. Dans le cadre de notre « Battle » le « sujet » est toujours une surprise pour celle qui le reçoit et induit une idée plus qu’une réflexion (toujours de mon point de vue): plutôt que l’analyse rationnelle que nous avons mis en route bien souvent dans notre métier ou lors de la préparation aux concours, il convoque l’intuition et l’intelligence des mots et de la sémantique; beaucoup plus notre machine « poétique » ou poïetique que notre machine professionnelle, bien que je sois persuadée que ce « jeu » n’aurait pas lieu sans notre expérience professionnelle, sans notre formation, le vécu de la classe, les références scolaires et tout le travail que nous avons construit ensemble. D’une certaine manière, fortes de nos connaissances sur la pédagogie et la didactique, nous jouons à brouiller les pistes, car « l’œuvre » ou « l’objet » n’est plus le résultat d’une demande que serait le « sujet » mais serait le dispositif entier où le « sujet » deviendrait également « objet ». Car d’une réalisation à l’autre, tout semble s’enchainer, le « sujet » en étant un maillon, un maillon nécessaire car rien ne tiendrait sans lui, parfois un maillon tordu qui entraine l’autre et même les deux protagonistes à prendre un virage inattendu; mais vu en perspective, malgré l’absurdité évidente de ces  «sujets», l’ensemble de nos travaux montre une certaine cohérence et forme une construction dont les éléments sont reconnaissables par et dans le cadre que tacitement nous avons établi.

Ainsi je ne sais par quel chemin tortueux je suis passée d’une banale étiquette de « vêtement taille 2 en coton made in Italy » à l’idée scabreuse de « Scroton Italien », expression en soi qui ne veut rien dire si ce n’est l’effet de la peau de banane glissée sous le mot « coton », avec comme image obsédante celle du David de Michel-Ange que je dois être la seule à n’avoir jamais vu en vrai. Toujours est-il que je ne pus me débarrasser de cette première idée, que je n’eus de cesse de la réaliser et, ce, avec un enthousiasme jouissif. Probablement que si j’avais consulté un psychiatre à ce sujet, il m’aurait révélé que par cette réalisation je réglais mes comptes avec un certain conférencier italien, lors de ma préparation à l’agrégation, spécialiste du Quattrocento et parfaitement obsédé par les nus de Michel-Ange et en particulier par le David. Avec l’aide de la Mère Denis et un peu de lessive, j’ai probablement fait un peu de ménage! 
Pour l’occasion j’inventai un nouveau personnage dans le bestiaire du Blog de Gertrude: Gertrude Steine, hystérique du Lard. Il est évident qu’elle n’a pas dit son dernier mot. 

Quant à l’aspect « en-dessous de la ceinture » de cette dernière production, je suis heureuse de l’avoir assumée, d’avoir mis en évidence pour cette fois l’Éros (en compagnie de Thanatos) qui traine bien souvent dans les réalisations plastiques de manière plus ou moins involontaire.
Les petites reproductions du David sur éléments de coton étaient accompagnées d’un texte particulièrement riche en jeux de mots et calembours. J’étais inspirée…

Le texte finissait sur le dernier « sujet » donné à Céline H.: « Mieux vaut un cycle long qu’un court-circuit. »
J’ai reçu il y a peu la réalisation de Céline H. sur ce dernier « sujet », composée de différents éléments y compris des textes. L’ensemble fait référence aux Jeux Olympiques 2024, au circuit de course à vélo, de la flamme olympique; là encore chaque objet est l’occasion de pirouettes sémantiques. 
Et je crois que c’est à la réception de cette dernière réalisation de Céline H. que j’ai vraiment pris conscience que depuis le début, chacune d’entre nous reprenait des ingrédients trouvés dans la production de l’autre pour la rejouer, l’enrichir et la passer en relais.
Au verso d’un badge d’une  célèbre université parisienne déguisé en badge des Jeux Paralympiques, je découvre le nouveau « sujet » que je ne révèlerai pas avant de l’avoir réalisé. 

Je laisse venir les idées…

 

Le texte de Céline H.

Et donc, si l’on prend de la distance (1)…

Les principaux protagonistes
Gertrude : En surplomb, le crâne souverain, immuable et omniscient.
Saint-Antoine : Incarnation du Verbe en sol corrézien, cylindre de cire moulée dans sa gaine de plastique, à consumer pour les grandes occasions. Protecteur des objets perdus, désuets ou mal en point, en attente de recyclage.
Le Tatou : Saint-Esprit voyageur venu d’ailleurs, réapparu il y a peu, comme par magie, dans la vie du capitaine.
Autant dire que ces trois-là sont inséparables.

L’histoire
Il y a 19 mois, nous adressions à notre bien-aimé Saint-Antoine une petite prière sur post-it. Le bienfait accordé, je lui envoyais en signe de gratitude et par colis postal un petit sachet de remerciements faits main. En échange, je recevais peu après un kit de laine à feutrer. C’est ainsi que s’est amorcée cette étrange épopée qui a depuis étoffé notre vie, l’animant d’étranges résonances.
Nous traçons en pointillés un chemin qui se dessine au gré et en parallèle de nos activités saisonnières. Chaque étape prend la forme d’un petit défi, d’une quête ou d’une chasse au trésor balisant ce pèlerinage à l’itinéraire rigoureusement improvisé.
Gertrude, Saint-Antoine et le Tatou nous ont accompagnées dans toutes nos aventures, et par un bel effort nous nous vîmes trois mille en arrivant aux bons ports de Lorient, Dinard, Rotterdam, Saint-Paul de La Réunion, Arcachon, Turenne – lieu d’amarrage du capitaine – et virtuellement, Liège et Florence.
Au gré de nos pérégrinations, notre galerie de personnages hauts en couleur n’a cessé de s’enrichir : Saint-Bernard l’Hermite et autres bivalves, Saint-François, un marabout, Saint-Expédit, une sourie verte, des fillettes, une hôtesse de l’air, madame Irma, le capitaine Crochet, la famille Tuyau de poêle au grand complet, des momies égyptiennes dont un papi russe et sa descendance belge, le Petit Poucet, le David de Michel-Ange, des adeptes du tandem….
Morts ou vivants, humains ou non-humains, tous ensemble pour l’éternité, nous partageons une destinée commune et il convient d’en rire. Et avec le plus grand sérieux parce que Sélavy.
Et que de corps dans ce joyeux chaos ! Sont apparus des jambes, des pieds, doigts, ongles, langue, paume, peau, poils, oreille, scroton, mollets.
Tout cela s’agite, ça opère, ça fabrique  : couture, broderie, modelage, moulage, assemblage, dessin, peinture, feutrage, vidéo, photographie, bricolage de bouts de ficelle, selle de cheval et histoire sans fin.
Ça se nourrit aussi : fruits de mer, gaufres, moules frites, abats en sauce, charcuterie. On ripaille sans entrave.
Pour ma part, je suis surprise du sérieux avec lequel nous nous sommes consacrées à cette étrange affaire. À la fois appliquées et ponctuelles, nous y avons mis tout notre cœur, trop heureuses de nous soumettre à cette contrainte de légèreté aussi bienfaisante que nécessaire à la survie en milieu ordinaire.
L’amorce et l’appel d’air
Cet échange est une entreprise d’enchantement, de recharge sacrale des pouvoirs du Saint-Os sans cesse relancée. Nous entretenons assidument cette complexe machine à faire image et la réamorçons tous les deux mois environ. Chaque « sujet » reçu active le désir d’incarnation de formes de toutes sortes. Dans l’inspiration première, les images et les mots sont encore de même nature et jouent, se télescopent, à l’infini. C’est là que ça germe. Rien à comprendre a priori : il suffit de faire avec ce qui n’a pas de sens car le sens pur, tout neuf, n’apparaitra qu’après coup, à notre insu et avec retard. Petit moment d’émerveillement quand s’assemblent les pièces de cet improbable puzzle à multiples dimensions. 
Inspiration – expiration : C’est un appel d’air frais qui émane du crâne désormais ouvert à tout vent. On avance à la va comme Gertrude nous pousse. On se laisse rebondir, décoller et projeter joyeusement… là où on aurait jamais pensé atterrir.
C’est du bien fait, mal fait, pas fait pour de vrai.
La machine est à énergie éolienne. Ça souffle, ça vous réveille une zone engourdie de matière grise, ça décolle les adhérences, ça soulage du trop-plein. C’est que notre crâne, le nôtre, est bien lourd d’un cerveau dont nous ne savons pas toujours bien quoi faire en général et en particulier. La machine ventile et ça fait du bien. Elle propulse les neurones là où tout est possible. Sans rire, l’art est quelque part par-là « dans la fumée des bougies de carnaval » (2).
La consistance, l’envers
Par là-bas, c’est dans l’épaisseur sans fin du monde (3). Notre histoire à quatre mains est essentiellement une pratique transgressive qui nous permet de passer de l’autre côté. Nous regardons et écoutons les choses à travers, de biais et par-dessous – à moins que ça ne soit à ras des pâquerettes.
S’enroulent et se déploient des pelotes de phrases, d’histoires et de figures improbables : nœuds, décollages et collages de syllabes, de fragments de matières, de trucs à haut potentiel. Déshabiller les mots et les objets pour les costumer à notre guise en fonction de la pièce à jouer. Le terrain de jeu est sans limite et chaque bout de ficelle est capable d’endosser tous les rôles.
Nous pouvons nous ébattre, en totale régression non coupable, dans la doublure ouatée du quotidien (4). Elle tient chaud et donne du volume sans alourdir.
Nous connectons sans intention les fils laineux de ce qui se trame, en réseau parallèle : un joli dessein d’errance parfaitement cohérent puisqu’aussi aléatoire que déterminé. Toute contradiction disparait devant cette belle union du hasard et de la nécessité. Le sens de la vie ?
Pas de projet, juste une ponctuation du temps qui donne du rythme. Le moindre geste pour un maximum d’ouverture, pour l’art de rien, parce que le vain ça rend gai.

Pour finir en beauté, je laisse la parole à Jean-Christophe Bailly (5).
« … un homme qui ne fit le pitre que pour mieux se cacher – comme si à ses yeux, le « labeur du concept » avait dû rester invisible et n’être jamais laborieux pour pouvoir devenir vrai, pour pouvoir donner sans bruit le plaisir de l’exactitude. »
Chauffe Marcel !


1-508.5km, de Gagny à Turenne et retour.
2 – Ça, c’est de Nietzsche.
3 – L’infra-mince ?
4 – « La ouate fibre cardée – sachet 1 kg – est gonflante, moelleuse, saine, inodore et imputrescible.  Parfaite pour les doudous et les poufs (!) avec un entretien en machine 40°. » https://www.mapetitemercerie.com/fr/ouate-molleton/54015-ouate-fibre-cardee-1-kg.html
5- J.C. Bailly, DUCHAMP, 1984, Ed. Hazan, Paris, p 6.

Ce texte a été écrit le lundi de Pâques qui est tombé cette année le 1eravril. Sacrée blague !

 

Vain sur vain : le journal du journal. Exception au Capitaine N°16.

 

 

 

 

 

 

La première hirondelle, le magnolia en fleur, les courses, la promenade du côté de l’étang, le jardin, les légumes du potager, le repas du dimanche, la lessive, les truites péchées par mon grand-père, les émissions télévisées…
Les oiseaux, les fleurs tiennent une grande place dans le journal de Jeanne, ma grand-mère, et une succession de petits riens d’un quotidien bien rempli à deux (mon grand-père Baptiste y est omniprésent) entrelacés à notre histoire familiale dont le moindre événement grand ou petit, carte, lettre, coup de fil, visite programmée ou impromptue est scrupuleusement consigné entre clafoutis et parties de scrabble ; dates oubliées mais ici remises à leur juste place dans une chronologie implacable qui force la mémoire.
N’oublions pas non plus les gens du village dont les trois quart ont été élèves de mes grands-parents instituteurs toute leur carrière dans la même école. Une succession de noms de personnes inconnues qui font vaguement écho à mes souvenirs pour les avoir entendus prononcés enfant. Pour mes grands-parents, pas un pas dehors sans les rencontrer et porter attention aux joies et maux de chacun, mariages, naissances et morts. Les anciens instituteurs sont respectés, écoutés, Ils se doivent de féliciter les heureux, consoler les endeuillés, se rendre à chaque enterrement (beaucoup d’enterrements), ma grand-mère tricote des petits chaussons et écrit des cartes de condoléances. Comme dans tous les petits bourgs, les histoires vont bons train. Ma grand-mère Jeanne les relate soigneusement comme tout le reste, avec parfois une pointe d’humour (ce qui la caractérise bien) mais sans aucune moquerie ni jugement si ce n’est force détails laissés à l’appréciation du lecteur.

La belle écriture serrée au français et à l’orthographe impeccables de celle qui est sortie très jeune major de sa promotion de l’École Normale, court ainsi sur les 1300 pages du journal qu’elle a tenu pendant trente ans jusqu’à sa mort.
Les premières années, ma grand-mère écrit dans les cahiers d’écoliers non utilisés (rien ne se perd). Les évènements y sont détaillées, certaines journées occupent plusieurs pages. Le récit va ensuite s’organiser de manière plus systématique dans les agendas de l’UNICEF qu’elle achète tous les ans. L’écriture s’adapte à la taille de la case consacrée au jour. S’il le faut elle s’amenuise, se condense, quelques abréviations apparaissent pour ne sacrifier aucune information au manque de place.

Trente ans de compte rendu quasi quotidien ; à quel moment de la journée écrivait-elle et pour quel regard ? Tout est noté (dans quel but ?), tout est dit en apparence pour le lecteur, que je suis à présent, mais rien n’est exprimé de son ressenti, de ses sentiments, de ses joies ou de ses angoisses.
Par exemple, rien ne transparait à travers les mots lors de la grave maladie de mon grand-père entrainant hospitalisation et intervention. Par pudeur (« nous ne sommes qu’une famille de petits instituteurs ») ou parce que les inscrire serait leur donner une réalité insoutenable, les évènements pénibles et la maladie ne sont jamais nommés ; par recoupement des paroles familiales, je les sais plus que je ne les lis. Seule l’écriture joue le sismographe des tremblements intérieurs du cœur bien caché de ma grand-mère, les mots hésitent, la graphie se trouble, pour se raffermir quand ça va mieux, quand la vie reprend son cours.

La dernière ligne écrite dans le journal est une note qui pourrait sembler anodine mais qui en dit peut-être long sur les difficultés de la vieillesse : un rappel du prochain passage de la personne qui vient faire le ménage et aider le couple dans ses tâches quotidiennes ; suit une liasse de pages blanches comme pour annoncer que quelques semaines après le cœur de ma grand-mère s’arrêterait.
Celui de mon grand-père, brisé par le chagrin, ne résistera pas très longtemps au manque de celle qui fut à ses côté pendant près de 70 ans.

Depuis quelques mois, je numérise l’énorme quantité de documents récupérés dans la maison de mes parents, photos, diapositives, correspondances et divers écrits dont le journal fleuve de ma grand-mère, autant d’éléments qui s’imbriquent les uns dans les autres pour reconstruire une temporalité familiale.

Sentiment indéfinissable que le mien quand je pose la dernière page du journal sur la vitre de mon scanner .
Vanité d’une entreprise qui fut la sienne, qui est la mienne.
J’ai entendu sa voix si familière dans ma mémoire sans pour autant percer l ‘énigme de son propos ni de ses motivations. Rester vivant ?
Cela me renvoie à ma propre finitude.

Qu’aurait-elle dit du drôle de journal où j’écris ces lignes aujourd’hui ?

Parallèlement à son journal Jeanne écrivait ses souvenirs et des bribes d’histoire familiales dans un carnet. J’évoquais déjà ce dernier en aout 2015.

Quinze ans ou la crise d’Acmé.


En pleine crise d’Acmé1
Gertrude la Belle2 Boutonneuse3
Os ingrat adulé mais pas adulte
fête ses quinze ans sur la Toile

JC, La Belle Boutonneuse, décembre 2022, boutons* cousus et image transfert sur toile, 47 x 30 cm.
(*Issus de la collection de boutons conservés depuis plus de quinze ans par JC, pour la plupart offerts en surplus de vêtements de prêt-à-porter maintenant donnés ou usés sans avoir perdu leurs boutons d’origine.)

  • 1-Je serais bien tentée en ce trois janvier 2023 de vous souhaiter une bonne acné mais…
  • 2-Sous ses appâts rances de jeune fille polie, bien rangée et organisée, Gertrude cache une personnalité cas os tique.
  • 3-Qui cherche toujours ses marques et sa boue d’ornière.

 

À corps ou en dés à corps. Exception au Capitaine N°15.

 

J’ai toujours été en désaccord avec mon corps .
Carrément pas raccord avec ce corps qui pourtant n’était ni handicapé, ni malade, ni tordu, ni en surcharge mais doté d’une géométrie spatiale incertaine et encombrante, d’une gaucherie évidente.
Combien de pieds de table, de coins de meuble, de chambranles de porte sont-ils entrés en collision avec ma personne ? Combien d’escaliers ont-ils eu raison de mon équilibre ? Combien d’assiettes, de tasses et autre objets fragiles se sont-ils échappés de mes mains ?
Mon corps a bien souvent fait défaut aux calculs de mon esprit comme le jour où j’avais cru lancer mon lourd cartable en bas de l’escalier du collège. Mon corps avait suivi le mouvement à l’insu de mon plein gré et ma tête avait amorti le choc un étage plus bas, démonstration du manque d’entente entre ces deux protagonistes de mon individu. Ce fut un souvenir percutant et, somme toute, assez drôle de mon bref passage à l’école.
À la même époque (j’avais dans les onze-douze ans), mes parents me voyant si gauche, ont cru bon m’inscrire à un cours de danse classique que j’ai fréquenté deux longues années durant.
Le professeur se nommait Courtois (c’est dire…), et les valses de Chopin, dont, au piano, il accompagnait les exercices, m’évoqueront à jamais ces séances pénibles où j’étais surnommée « l’éléphant ».
Pourtant mon corps n’avait sûrement rien d’éléphantesque : j’étais plutôt petite, maigre et noiraude , les cheveux bruns et coupés court. Incapable de coordonner mes mouvements et de maitriser correctement les bases de la danse classique, je ne faisais que retomber lourdement sur le parquet . Je contrastais avec la grâce de mes petites camarades blondes aux chignons serrés impeccables sur le haut du crâne, fières de leurs chaussons à pointe qu’elles cassaient dans les charnières des portes.
Je n’ai, pour ma part, jamais dépassé le stade du chausson mou.
Mes parents comprirent que je ne serais jamais un petit rat de l’Opéra ; je fus donc inscrite dans un centre d’équitation.
La durée de l’expérience fut fonction de la rigidité dénuée d’indulgence de l’ancien militaire qui dirigeait les cours et de l’animal qui vite comprit à qui il avait à faire : au vu du peu de contrôle que j’avais de mon propre corps, je ne risquais pas de lui imposer ma volonté, dessein qui, quand j’y réfléchis à présent, n’a jamais été le mien.
J’abandonnai donc ; et plus j’avançais dans l’adolescence, plus mon corps se repliait sur lui-même, adoptant une voussure permanente qui me valut d’incessants « Tiens-toi droite ! » de la part de mes parents.
Je suppose que cela les inquiétait plus que moi qui, dans cette posture, renonçais simplement à maitriser mon image. Un vrai soulagement.
J’ai accepté, depuis, le décalage, voire même l’incohérence entre ma tête et mon corps. Le regard des autres quand il était bienveillant et surtout le regard amoureux m’ont permise, à défaut d’être complètement en harmonie, de vivre mon corps au mieux.
Avec le temps, j’ai également cultivé l’autodérision par rapport à ma maladresse, à ma géométrie improbable, à ma légendaire incapacité à m’orienter dans l’espace, à mon manque d’équilibre postural.
Ces caractéristiques font partie intégrante de ma personne. Mais j’aurai toujours ce sursaut et un sentiment de perplexité en surprenant mon reflet de profil ou de dos dans un redoublement de miroirs.
J’aurais pu m’épancher davantage sur ce p… de corps qui n’en mérite pas tant ; je ne voudrais surtout pas donner raison à l’arthrose qui me rappelle quotidiennement son existence.

Gertrude n’a-t-elle pas prouvé que la tête pouvait tout à fait se passer des contingences du corps ?
Aurais-je pour autant imaginé que moi Crâneuse, Capitaine de ce blog exclusivement dédié à un crâne sans chair ni corps, je réaliserai une sculpture ? Vous savez le truc en trois dimensions qu’il faut concevoir dans l’espace et autour duquel il faut pouvoir tourner, ou au pire le machin dans lequel on se prend les pieds en regardant la peinture… Et une sculpture en vrai bois, sur le corps en plus ! À partir d’un défi lancé par un psychomotricien, qui plus est !
« Le mouvement révèle le corps. » a-t-il dit.

Pfffffff……. C’était juste un jeu.

Article dédié à B. et à la psychomotricité.


Juliette Charpentier, Capitaine de ce blog.
9 avril 2022

JC,Décembre 2021- Mars 2022,  Le Corps en Jeu ou le Je du Corps. Bois de tilleul sculpté. Dimension variable.
Photographie montrant la « sculpture »  ainsi que son mode d’emploi et les dessins  préparatoires ayant permis sa réalisation.

.

 

14 ans ou les états intermédiaires de l’Os.

 

Suspendue*
entre J et G
entre virtuel et réel
entre os et chair
entre matériel et immatériel
entre artificiel et artifice

entre être vivant et nature morte
entre sommeil et éveil
entre art et science
entre blog et blob
entre idiotie et performance
entre le chrono et le dernier métro
entre encensoir et repoussoir
entre obsession et détestation
entre la dérive et le rivage
entre image et imaginaire
entre la mer et l’amer
entre plume et plomb
entre elle et moi
entre l’âme et la lame
entre la mémoire et l’amnésie
entre histoire et légende

entre appât rance et attirance

entre absurdité et vérité
entre crâne et écran
entre éphémère et éternité
entre protocole et pot de colle
entre tête en os et os en tête
entre dessous et dessus
entre miracle et raclure
entre oeuvre et ouvrage
entre corps et corpus
entre reliques et liquéfaction
entre représentations et présence
entre vacance et vacuité
entre cliché et chez qui
entre référence et irrévérence
entre peur et fascination
entre diction et addiction
entre décompte et comptes à rendre
entre message et passage
entre article et artiste
entre peinture et Gertrude
entre taxinomie et taxidermie
entre temps et tant pis
entre cycle et recyclage
entre rire et larmes
entre objet et sujet
entre question et interrogation
entre texte et prétexte

entre motif et motivation
entre jeu et je
entre animation et inertie
entre cadeau et cas d’os

entre énigme et transparence
entre absorption et opacité
entre vous et moi
entre silence et conversation
entre nature et culture
entre mot et maux
entre sensible et sensationnel
entre lumière et obscurité
entre ricanement et grincement
entre forme et informe
entre crâne et oeuf
entre couleur et grisaille
entre neuf et neuve
entre structure et déliquescence
entre hasard et maitrise
entre écriture et décrépitude
entre plein et vide
entre interstices et sutures
entre unité et duplicité
entre Eros et Thanatos
entre aile et son double
entre rose et noir
entre néant et béant
entre rien et vain

Gertrude a maintenant
quatorze ans
en latence
entre enfance et obsolescence
intermédiaire
ad Os les sens
du Terme


JC, décembre 2021, Blob-Os, sclérotes de physarum polycéphalum sur papier absorbant.
Chaque élément : 8 x 10 cm.

Physarum polycéphalum, myxomycète unicellulaire de l’ordre des physarales 
familièrement appelé « blob » faisant actuellement l’objet d’études par le CNRS (Audrey Dussutour, chargée de recherche),
et particulièrement prisé par les enfants et les adolescents comme « être de compagnie », ici en état de latence déshydratée sorte de mise en sommeil en attente d’un éveil.

*Presque dans l’idée inframince et approximative de l’Inframince, concept duchampien. Hommage au grand MD toujours entre inégalable et inimitable.

 

En mains « ploples » ou le Je des mots : L’exception au Capitaine n°14.

 

« Juliette, comment sont tes mains ? »
À la question que mon entourage ne se lassait pas de me poser, je répondais inlassablement : « Elles sont ploples. »
J’avais environ quatre ans et je savais très bien dire le mot « propre » proprement. Mais remplacer les R par des L tellement plus liquides, plus bizarres, plus informes, plus intéressants à prononcer me procurait une satisfaction certaine ; les réactions d’hilarité que produisait l’effet comique de répétition m’amusaient beaucoup et m’encourageaient à poursuivre.

J’ai toujours aimé les mots, jouer avec eux, leur sens, leur plasticité, leurs possibles polysémies. Créer des associations entre eux, des collisions, des collusions, construire des phrases ou pas, ou carrément produire de la confusion grâce à eux.

Enfant, des jours entiers, je répétais intérieurement des mots ou des termes que j’avais attrapés comme des papillons sans forcément en connaître le sens, tout simplement parce que leurs sons me plaisaient ou que je leur conférais une autre signification.

J’étais une enfant sauvage et solitaire dont l’esprit était peuplé d’histoires, de conversations, de bricolages divers qui m’occupaient. Je ne m’ennuyais jamais et avec du recul, je m’aperçois que les mots jouaient un rôle certain dans cet univers personnel qui me suffisait amplement. À tel point que loin de briller, je devais renvoyer une image quelque peu demeurée en société au grand désespoir de mes parents.

Mon père n’était pas en reste pour jouer l’idiot à répéter à l’envi bons mots et calembours qui par usure ne faisaient plus rire que lui. Il adorait également modifier les noms propres, au point parfois d’oublier la version originale face à des personnes qui s’en trouvaient contrariées.
Chaque semaine il recevait Le Canard Enchainé et se délectait de sa lecture d’un bout à l’autre ; nous avions droit à tous les bons mots de l’hebdomadaire, titres succulents avec dessins ad hoc, contrepèteries croustillantes qu’on nous disait ne pas être pour nos oreilles d’enfants.
Ma mère, elle, faisaient les mots croisés du Canard, réputés des plus difficiles. Passionnée de littérature, elle recevait, au fond de la brousse malgache, la revue « Avant-scène » qui retranscrivait toutes les nouveautés théâtrales. Je les lisais après elle, je ne comprenais pas tout mais m’appropriais quelques tirades à déclamer pour moi seule.

La lecture était une de mes plus grandes occupations, celle bien sûr de livres accessibles à mon âge, j’avais entre huit et dix ans ; je m’intéressais également fortement aux ouvrages que mes parents laissaient sur leurs tables de nuit, à la recherche, quand ils avaient le dos tourné, de je ne sais quels mystères réservés aux adultes. C’est ainsi que vers neuf ans j’ai lu, terrifiée, « La Métamorphose » de Kafka, et été longtemps hantée par un corps de cafard incrusté de pommes pourries.

De la lecture à l’écriture il y a une logique. Je prenais beaucoup de plaisir à écrire, des lettres particulièrement destinées à ma tante ou à mes grands-parents. Je faisais également partie d’une chaine d’enfants de part le monde qui s’envoyaient des cartes postales ; j’écrivais à des inconnus et recevais des réponses en retour ; cela allait du petit mot aux vrais récits, j’aimais l’idée de raconter ce qui me passait par la tête à des personnes que je ne rencontrerais jamais.
J’avais environ huit ans et n’allais pas à l’école. Je suivais des cours à distance par le CNTE, ancêtre du CNED. J’avais par exemple écrit une rédaction fleuve où je faisais le parallèle entre mon grand-père que j’admirais et la momie de Ramsès II vue au Musée du Caire lors de notre dernier retour à Madagascar. Le professeur que je n’ai jamais rencontré avait été visiblement très impressionné.
Plus tard en classe de troisième, cette fois scolarisée durant une année en Gironde, je rédigeai une nouvelle sur une histoire atroce se déroulant dans les camps de la mort, récit qui m’avait été relaté par un de mes oncles et qu’il me semblait important de retranscrire. Cette écriture parmi d’autres que je réalisai en cours de français fut un moment particulièrement fort de ma scolarité. C’était en même temps un acte sérieux et une vraie satisfaction.

Mais ma plus grande révélation d’élève reste le latin. Mes sept années de latin furent une pure jouissance intellectuelle, l’épreuve de Baccalauréat sur le Satyricon de Petrone une apothéose.

Le latin était un jeu en même temps littéraire et scientifique, les traductions relevaient du défi et de l’enquête policière. J’étais captée et fascinée par la polysémie des termes et des expressions, par les tournures et les nuances avec lesquelles les auteurs latins se jouaient de leurs lecteurs. Chaque mot trimballait son petit monde avec multiples chemins pour s’y perdre.
J’ai le grand bonheur et honneur d’avoir encore en ma possession le Gaffiot familial légué de sœur en sœur puis à mes enfants ; ouvrage tant aimé, consulté, annoté, reliquaire de petites fleurs séchées et de trèfles à quatre feuilles.
Le latin, que je maitrisais mieux que les langues vivantes, anglais et espagnol, de mon cursus, m’a fait découvrir l’univers passionnant de l’étymologie ; je ne peux plus aborder un mot sans me questionner sur son histoire. Non seulement les mots portent un héritage suivant des filiations parfois surprenantes voire tortueuses, mais il est possible de les dévier vers des directions absurdes pour leur faire prendre d’autres voies et d’autres sens. On s’aperçoit souvent dans l’expérience du calembour que le mot, sa sonorité, sa forme se plient très volontiers à l’absurdité en retrouvant cohérence et logique.

C’est bien plus tard que je découvris Marcel Duchamp et sa mécanique intellectuelle, merveilleuse Broyeuse à chocolat, bien après l’École des Beaux-Arts qui se situait entre un enseignement technique traditionnel et poussiéreux et le renouveau d’une contemporanéité picturale, à l’heure où, dans ce contexte, le surréalisme était gênant voire ringardisé, avec tout ce qui allait avec.

C’est bien par hasard, et cela doit être idéalement ainsi, que j’en fis la découverte au gré des visites de musées et d’études que je repris pour devenir enseignante. Après cela, je n’eus de cesse, pour moi et pour mes élèves, de creuser et creuser encore mes connaissances sur Duchamp et son œuvre qui symbolise pour moi l’aboutissement de toute recherche artistique au point qu’il serait inutile d’en rajouter. Je ne décrirai pas ici sa démarche ; chacun peut aller à sa recherche et y trouver son propre chemin.

Le jeu avec les mots est réellement rentré dans ma pratique artistique quand j’ai commencé à travailler à partir d’un crâne que j’ai prénommé Gertrude. Gertrude au vocable plein de R comme en contrepoint du « plople » de mon enfance.

Quand j’ai abordé cette pratique autour de Gertrude, il y a plus de treize ans, je ne me doutais pas à quel point ce simple motif (pas si simple), réceptacle vide (pas si vide) et sans histoire (mais à l’histoire de tous les possibles), se prêterait à l’infini au jeu avec les formes et les mots, que les mots comme « os » ou « crâne » joueraient ainsi les trublions dans le langage, aussi bien le mien que celui des interlocuteurs de ce blog ; à quel point également le jeu avec les mots pourraient générer des réalisations plastiques, et ces réalisations autant de spiritualité verbale.

Ainsi le Blog de GertrudeS persiste et signe uniquement grâce au plaisir que je retire de ce jeu. Aucune autre ambition.

 

Je choisis de ne pas associer d’images à ce texte car le blog entier en est l’illustration et la démonstration.

 

Juliette Charpentier
Turenne le 9 avril 2021 .
Le noeuf d’avril, le seul jour de l’année
où La Crâneuse raconte sa vie.

L’âge piv’OS : L’exception au Capitaine n°13.

Ce noeuf  de quatre vains
il me reste exactement
noeuf semaines
avant de :

Sortir du cadre, être à la marge, pivoter, tourner sur soi-même, tourner le dos, tourner la tête, se retourner, et prendre tournure, ne pas voir trop loin, viser l’infini, ne pas en voir la fin, pivoter, finir et recommencer, tourner, retourner, y retourner, se tordre, se tordre de rire, voir loin, l’horizon , examiner le lointain avec une vision de près, se rapprocher, pivoter encore, avancer d’un pas, reculer en avançant, pivoter, changer de point de vue, trouble de la vision ou vision trouble, vision troublée, à droite, puis à gauche, lever les yeux, viser haut, viser os, hisser os, ne pas trop la regarder, passer sans la voir, ne pas trépasser, elle n’est pas trop loin, c’est pas trop vain, pivoter en vain, tourner, danser, retourner, regarder derrière pour ne pas voir devant, regarder vers l’avant sans se retourner, même pas peur, secouer la boussole, perdre le nord, retrouver son chemin, prendre une traverse, tourner, à gauche, à droite faire, demi-tour, virer, virer, virer des cadres, rayer, rayer le parquet, glisser, virevolter, basculer, ne pas tomber, sans volte-face, sans perdre la face, face-à-face, perdre la tête, rouler, rouler, n’amasse pas mousse, rouler et remonter la pente,
en fin,
enfin,
en vain.

Pour l’occasion recyclage d’une vidéo/performance en chambre réalisée en 2009 et intitulée « Manipulation »(extrait).

Nous y voilà en fin, enfin, en vain.
Le temps où finir est recommencer,
où liberté est à inventer,
où tant sera le temps.
Un temps d’autant plus temps
que le cadre temporel fout le camp.

Rien n’était prévu
mais rien ne sera laissé au hasard
dans ces trésors d’incertitudes
marqués au sceau du 13.
13 d’exception.
13 des vendredis sonnant et trébuchant
le glas des décomptes.
Arcane faucheur.
Ce n’est pas effrayant,
juste métamorphosant.
Balayage salvateur.
Renaissance.

Et Gertrude ?
D’ici qu’elle fasse peur .
Pivotons et regardons-la
sous son meilleur profil.

Douze ans : Amor à mort !

Cela fait douze ans
que Gertrude flirte avec le grand Web
et file une parfaite histoire d’Os
sur la Toile
À ce stade
ce n’est plus un mariage de raison
c’est parfaitement
IRRAISONNABLE !
Os les cœurs !

JC, décembre 2019, Amor à mort, acrylique et vernis sur toile en forme de cœur, 28 x 28 cm.
Le couteau crâneur m’a été offert par mes amis S et C.
Comme le veut la tradition d’Os je leur dois bien un Heur’Os en échange.

 

La Crâneuse et ses os
vous souhaitent
une bonne année de mille Vains !

 

Gertrude avant Gertrude: L’exception au Capitaine n°12

 

Et si Gertrude était
une machine à remonter le temps ?

« … Arrivée à mon âge, on se dit finalement qu’on a plus de passé que de futur, bien plus à raconter à rebours qu’en avant… »

En attendant que
la Capitaine Crâneuse
concrétise un tel projet
qu’elle procrastine un peu
bulle de temps en temps
reporte au lendemain
quelques rétropédalages dans l’os
vous pouvez toujours
lire ou relire le texte
« La princesse Gertrude »

Au tournant ou le cahier de J. : L’exception au Capitaine n°11.

D’habitude je n’achète pas ce genre d’objets. Objets « tout fait », non inventés. Mais le mot « journal » m’a appelée malgré moi. Cela fait à peu près deux ans que je l’ai sur mon bureau, remettant toujours au lendemain son utilisation. Aujourd’hui je triche (…)

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L’étagère de Gertrude photographiée le 08 avril 2018, ou « l’atelier impossible ».

Juliette Charpentier, Paris le 09 avril 2018