À Alain Borer, mon « Maïeute »
Amitié définitive
Alain Borer,
Rimbaud en Abyssinie
Alain Borer, poète, écrivain, éminent rimbaldien, fut mon professeur à l’école des Beaux-Arts.
Il me fit deux cadeaux. Le premier fut le texte de Balzac, Le chef d’œuvre inconnu que je découvris grâce à lui quand j’étais étudiante ; le deuxième fut un texte qu’il écrivit au sujet de mon travail à l’occasion d’une de mes premières expositions quelques années plus tard.
Quand je lus Le Chef d’œuvre inconnu, ma pratique se concentrait essentiellement sur l’exercice de l’autoportrait ; une démarche initialisée plus probablement par un raisonnement intellectuel que par une véritable pulsion picturale. En effet, il me semblait que l’autoportrait constituait le passage incontournable à l’entrée en peinture, qu’il se devait de commencer et de clore chaque cycle de la carrière d’un peintre, et à l’image du parcours de Rembrandt, en jalonner les étapes. Comme si ce face-à-face était en même temps le lieu originel, le retour sur soi, la mise au point nécessaire, et la renaissance du peintre phénix. C’était, à ce moment de ma vie, l’expérience initiatique qui déciderait de mon état de peintre. C’est avec une prétention certaine et l’arrogance de mes vingt ans que je me donnai l’ambition de cette confrontation.
Ce fut une expérience douloureuse, presque humiliante. Je compris vite qu’au-delà de l’exercice aporétique de la ressemblance, et qui plus est la sienne, la peinture ne s’offrait pas à n’importe quel passant, était-il muni du pinceau le plus luxueux. L’avais-je prise pour une catin à l’entreprendre ainsi et à croire qu’elle livrerait ses secrets à ma naïveté ?
L’essentiel m’échappait : je n’avais pas vu le lien organique que la peinture entretenait avec cette représentation impossible de mon apparence, image qui se dérobait à mes yeux chaque fois que je pensais la saisir, oscillant entre le constat objectif nécessaire et la tentation du fantasme de mon aspect physique. Je récoltai dans ma vanité toute l’impuissance que me conférait cette entreprise autocentrée et complaisante que je confondais avec l’autoportrait. Mon pinceau et mon esprit s’acharnaient en vain à la ressemblance que je n’imaginais pas autrement qu’affaire de surface, sur laquelle la peinture maîtrisée et domptée devait s’assembler dans l’ordre et les effets que j’avais décidés.
C’était sans compter sur la résistance de la peinture, matière cruelle qui a tôt-fait de faire basculer le peintre dans le pathétique de la « croûte », résidu pitoyable de son impuissance, si bien visité par Gérard Gasiorowski. Fallait-il que j’en arrive à buter sur la minéralité de la croûte, « muraille de peinture » du tableau de Frenhofer , sur « l’emmurement du sujet dans la peinture » évoqué par Georges Didi-Huberman dans La peinture incarnée, pour entrevoir l’incontournable connivence que devait tisser la peinture avec la labilité de la physionomie que je tentais de fixer .
L’autoportrait est une entreprise aveugle où il est impossible de se faire « face », de « s’envisager ». Dans la symétrie de l’image spéculaire, l’aspect est fuyant ; ma perception hésitait entre la vision d’une image captée par surprise non « reconnue », et celle, opportuniste, d’une image contrôlée, donc corrigée dans le miroir. Il en était de même de la couleur de la peau, indissociable de la chair sous-jacente, peau qui ne peut pas « être réduite à sa seule surface » (Georges Didi-Huberman ), qui « hésite toujours entre le tégument et le derme » et dont la couleur « incarnat », donc en confusion avec celle de la chair, est un « entrelacs des trois couleurs primaires ». Cette mouvance du visage et du corps est en même temps effet et cause de la plasticité de cette chair dans sa forme et son coloris. Autant mon œil perdait les traits de cette physionomie aux mouvements incessants, autant mon pinceau modelait sans relâche la matière de la peinture, faisait et défaisait la forme, composait et décomposait la couleur. Combien de fois ai-je répété la litanie de la phrase de Cézanne : « Quand la couleur est à sa richesse, la forme est à sa plénitude » ? Combien de fois ai-je « jeté l’éponge » sans obtenir le miracle d’Apelle ?
Il me semble que je suis « entrée » en peinture le jour où j’ai confondu la chair et la peinture, où, simultanément, j’ai réussi à faire le « corps en peinture » et faire « corps avec la peinture ».
Je tiens à ce terme « d’entrée » car il sous- entend une pénétration dans le sens « s’introduire » mais aussi la fusion amoureuse et érotique, et au-delà de l’interpénétration charnelle, l’abandon de soi et l’acceptation de se laisser « posséder », d’être « habitée ».
Je n’ai pas la prétention d’avoir réussi comme le Titien à «peindre avec de la chair » (Lodovico Dolce), mais d’avoir juste entrevue la sensation de la peinture en tant que chair, d’avoir caressé les formes avec mon pinceau en suivant les courbes des volumes et éprouvant leur résistance élastique, en laissant aller ma vision au fond de l’entrelacs de couleurs pour la décomposer mentalement.
Peindre, pour moi, commence toujours de la même façon, c’est-à-dire laborieusement, la peur au ventre ; puis je ne sais comment et pourquoi, un déclic se produit, une sorte de basculement où la peinture coïncide avec la représentation, où la peinture se substitue à la « chair » du modèle, que ce dernier soit être animé ou objet inerte. Mais ceci pour le meilleur ou pour le pire, car cette « possession » de la peinture peut amener ma réalisation à l’effet satisfaisant comme elle peut la transformer en naufrage irréversible, lui faisant perdre toute sa cargaison de construction de la forme et des valeurs, de justesse du trait et du coloris.
Toute la difficulté réside en ce point d’équilibre où il faut « arrêter » la peinture dans sa métamorphose, la suspendre dans un entre-deux, où la vision reste libre de la percevoir soit comme chair représentée soit comme chair de la peinture ; et c’est dans cette oscillation entre l’image et ce que Georges Didi-Huberman appelle le « pan » (La peinture incarnée) que la peinture se produit, se donne. Aller trop dans le sens de la représentation, « lécher » la peinture, c’est la réduire à un moyen, c’est l’enfermer dans l’image en lui enlevant toute autonomie. Au contraire laisser aller la matière de la peinture, c’est piéger ses desseins au profit de la séduction rétinienne de la dégoulinure , c’est bloquer le regard à la surface de sa croûte, et en interdire la pénétration jusqu’à ce point d’instabilité où la chair hésite, et où la « couleur chair » garde son caractère informe essentiel. Car la peinture, tout comme la chair, est indissociable de la couleur ; couleur qui comme sous la peau ne peut se constituer que dans la profondeur du derme de la peinture, dans son « tressage » et ses « replis » (ib.)
La « découverte » de la peinture, dans le sens de la « levée d’un voile », correspond pour moi à une conjonction de circonstances qui en sont tout aussi bien les causes que les conséquences.
Ainsi, à cette croisée, je changeai mes procédés d’autoportrait, à la même époque, je posais nue pour un cours de photographie pour gagner un peu d’argent et je lus le récit du désespoir de Frenhofer .
Jusque-là, j’avais abordé l’autoportrait de manière assez classique, dans des mises en scènes un peu lourdes et anecdotiques ; je pris une tout autre direction : je commençai par photographier en noir et blanc mon corps nu en tension dans des postures contraintes, le mettant en scène avec des éléments contrastés tels des planches de bois brut, des oreillers ou des drapés de tissus. Le corps ou le visage n’étaient ainsi jamais vus en totalité, fragmentés par le cadrage de la photographie ou par l’interférence des accessoires. Je cherchais également dans ces prises de vue à provoquer une ambiguïté de lecture, à montrer une forme d’impudeur et en même temps à évacuer le narcissisme auquel l’exercice de l’autoportrait m’avait engagé auparavant. À partir de ces photographies, je peignais en couleur sur de petites toiles, représentant mes fragments à des échelles différentes, que j’assemblais dans un ordre de composition qui n’était pas celui du corps. Le résultat était celui d’un puzzle à l’aspect hasardeux dont la forme générale était déterminée par la ligne brisée de l’assemblage et les formats variés des châssis. Les contacts entre les toiles provoquaient des rapprochements improbables entre les « morceaux » de corps et d’éléments représentés.
Ce dispositif fort compliqué était, il faut bien le reconnaître, un excellent prétexte à peindre en se débarrassant du poids de la ressemblance ; celle de la forme et de la couleur. Ainsi la fragmentation était à même de me faire oublier le sujet. En peignant à partir de clichés noirs et blancs je pouvais, en ne me basant que sur le jeu des valeurs, réinventer « l’incarnat » de la chair et jouer à ma guise de la balance des trois couleurs primaires.
À ce propos, un de mes professeurs de couleur avait un terme bien à lui pour désigner la couleur incertaine et instable de ce triple mélange d’où sont issus tous les marrons, qu’ils soient couleurs de terre, couleurs de chair ou couleur de merde. Il employait le mot « métamère » auquel je n’ai jamais trouvé de définition correspondante au phénomène, mais dont la sonorité semblait contenir à elle seule la gamme des métamorphoses d’un magma originel. Ce vocable me poursuit depuis comme un secret de fabrication, comme le paradigme du mystère de la peinture ; j’en ai intitulé une période de ma pratique que j’aurais sûrement l’occasion d’évoquer ultérieurement.
J’exposais donc mon corps et éprouvais la chair, ou ma chair, de diverses façons : poser nue me semblait paradoxalement moins difficile et périlleux que de me représenter ; je ne me suis jamais sentie plus protégée du regard des autres que nue, ce qui ne signifie pas être dénudée mais juste présenter son corps nu dans la simplicité de sa conformation ; non pas dans une présence de chair sexuée ou érotique mais en tant que matière anatomique. Ma sensation était concentrée dans les lignes de forces qu’exigeait la pose, et générait, durant les longues minutes pendant lesquelles il me fallait tenir, une forme de méditation, un vide mental où je n’étais plus que ce corps dont je ressentais,parfois douloureusement, toutes les parcelles , oubliant complètement les personnes qui m’entouraient, devenant totalement inaccessible.
Les autoportraits photographiques et picturaux étaient autrement plus impudiques ; pas seulement par les mises en scènes décrites plus haut mais par l’acte qui consistait à me photographier ou à me peindre ; ce sont deux activités que je n’entreprenais que seule, sans pouvoir souffrir le regard des autres. Le résultat garde la trace un peu obscène de ce sentiment coupable de l’exposition extrême de soi, de l’ouverture de ma propre chair. Car je perçois l’acte de peindre, et même au-delà de « l’autoreprésentation », comme un acte obscène, lors duquel je me projette en avant, quittant la sécurité de ma sphère intime pour accepter de me voir exposée sur la toile.
Ainsi entre la « présentation » de mon corps presque désincarnée, la représentation fragmentaire de ce corps dont je brouillais les pistes, et la constitution du corps de la peinture où je me réincarnais, la lecture du texte de Balzac se fit par plusieurs entrées : j’étais Gillette la jeune modèle mais également la vraie femme qui rougissait de devoir montrer son corps, j’étais le corps enfoui de Catherine Lescault sous la peinture , j’étais la muraille de peinture qui laissait entrevoir la fragilité d’un « pied vivant », enfin, j’étais Frenhofer le peintre dont le chaos pictural était à l’image du désespoir.
À ce moment de ma pratique, je reçus ce texte comme un message visionnaire : tout se passait dans les interstices entre ses différents niveaux de lecture, dans le feuilletage extraordinaire du texte, en regard du feuilletage de la peinture qui n’est que recouvrements successifs, de la mise en abîme des états de mon corps où je me trouvais moi-même « feuilletée », en même temps peintre, modèle et peinture, gagnant une sorte d’épaisseur géologique. Et il me semblait que c’était dans ce lieu « entre » que devait se produire l’incarnation de la peinture. Cette conviction ne me quitta plus jamais.
À la période durant laquelle je réalisais mes peintures fragmentées, entrait en scène dans mon paysage étudiant un jeune professeur parisien, féru d’art contemporain, et qui avait la ferme intention de bousculer les stéréotypes provinciaux et poussiéreux que trimballait encore mon école dans ses collections de moulages antiques. Je me heurtai immédiatement avec lui ; cela se passa dès le premier regard : contrairement à mes relations avec Alain Borer qui savait instaurer un climat de complicité avec les étudiants, le contact avec cet enseignant fut toujours conflictuel, probablement passionné, certes douloureux. Mais nous ne pouvions pas éviter de « nous chercher » ; il ne se passait pas un jour sans que, sous un prétexte ou un autre, il ne vînt à l’atelier voir mon travail. Pourtant, il me semblait que ma peinture, mais réflexion faite, peut-être encore plus ma personnalité que ma peinture, le hérissait. J’affichais à son égard une hostilité et un mépris non dissimulés, ce qui ne m’empêchait pas d’attendre, armée jusqu’aux dents, sa venue avec impatience. Je produisais dans cette optique. Les sarcasmes fusaient, le ton montait très vite. Un jour, sans le vouloir, lors d’un épisode particulièrement violent, il me mit sur la piste d’une découverte qui fut pour moi complètement décisive et infléchit définitivement ma pratique.
Je raconte cet événement dans le texte « Judith ou l’histoire d’une collision initiale » ; un événement dont le premier avantage fut de me sortir du carcan de mon système d’autoportrait et du circuit fermé et un peu asséchant de ce face-à-face spéculaire. Je ne saurais trop remercier ce professeur que je ne nommerai pas par égard pour lui, de l’électrochoc involontaire qu’il produisit dans ma pratique.
En effet, à partir de là, le « feuilletage » essentiel de la peinture, son caractère charnel, prit tout son sens pour moi.
La reproduction noir et blanc de la Judith I de Klimt fut le point de départ de ce nouveau parcours. L’image et le dispositif dont je l’entourai contenaient tous les possibles de la sédimentation de sens et de matières que j’allais mettre en œuvre.
Dans le tableau de Klimt, le corps en partie dénudé de Judith offre frontalement aux regards sa chair diaphane, en même temps intacte et lascive ; il se substitue à celui d’Holopherne décapité, dont la tête disparaît, doublement sectionnée par le cadre, dans le hors champ du coin inférieur droit, ; le carré que forme le collier d’or de Judith désolidarise du corps la tête de cette dernière, et la maintient, telle une figure de madone extatique, dans la partie supérieure du tableau. Les cheveux, auréole de ténèbres, découpent la courbe tranchante d’un cimeterre en négatif qui s’enfonce derrière l’or de la surface. Le décor, doré comme celui d’une icône, joue de la confusion des plans, glissant du paysage aux motifs du voile de Judith, et se joue de la profondeur illusionniste de la peinture.
Le sens énigmatique de la reproduction noir et blanc de ce tableau (que j’eus la possibilité de voir bien plus tard en vrai) était renforcé par l’opacité du texte allemand de l’ouvrage dans lequel je l’avais trouvée. Je superposai sur cette image le sens du texte de Judith lu dans la Bible, livre aux pages fines et innombrables en « papier bible » ; papier qui n’était pas sans rappeler le papier de soie des pages du livre de comptes dans lequel j’avais soigneusement collé les reproductions de l’ouvrage sur Klimt.
Mes premières approches picturales furent tout de suite de l’ordre de la superposition , du recouvrement et du palimpseste : je commençai ainsi à peindre mes premières Judith sur des photocopies de cette image. Je retrace les étapes de ce travail dans le texte « Judith ou l’histoire d’une collision initiale ».
Du simple usage de la peinture à l’huile sur des supports traditionnels, je m’intéressai rapidement à des matériaux et des supports différents. Je jouais ainsi de l’interaction des matières, et des extrêmes dans les natures, les poids et les formats des supports.Ces matériaux furent des rencontres sur mes chemins exploratoires, ou étaient directement en référence au tableau de Klimt ou au texte de Judith. Je ne savais pas à quel point leur usage, et les tensions que je provoquais dans leur mise en œuvre, allaient marquer ma pratique et deviendraient pour moi emblématiques de la peinture.
Un des matériaux ou médium le plus important fut le bitume. Je le découvris d’abord sous forme de « feutre bitumineux », matière isolante dont on m’avait donné quelques échantillons, puis sous forme de pâte que j’achetais par pots de dix kilos. C’est une matière pesante, collante et instable, jamais totalement sèche, prête à se liquéfier à la chaleur, à reprendre vie ; chair putrescente aux facultés expansives et contaminantes, le bitume a une couleur inimitable, transparente et profonde dans laquelle le regard se perd, une couleur dévoreuse de ténèbres.
La cendre, contraire du bitume, se réfère directement à la mort, à la combustion, la purification. Elle couvrait la tête de Judith avant que celle-ci ne se couvre d’or. La cendre est pulvérulente, volatile, quasiment achrome. Elle est sèche et attire l’humidité du bitume qu’elle absorbe, mais dont elle se teinte. La cendre et le bitume se saturent mutuellement jusqu’à atteindre une certaine stabilité.
L’or est le deuxième attribut de Judith ; il est sa séduction. Judith se pare d’or pour provoquer le désir d’Holopherne. Dans le tableau de Klimt, l’or parcours le corps dénudé de Judith comme pour en souligner la chair lascive. L’or surnage à la surface de la chair du bitume,dans une étreinte opportuniste, cachant la putréfaction sous ses réflexions éblouissantes . L’or nous renvoie notre reflet, opposant notre image à la mort sous-jacente. Ce n’est pas vraiment une couleur ; les feuilles d’or, épaisses de quelques microns, presque immatérielles, comme les feuilles d’or jetées à la Seine par Yves Klein (Cession de l’Immatériel), s’envolent au moindre souffle, mais adhèrent irrésistiblement à la matière, épousant parfaitement ses moindres aspérités, comme une peau. Elles déposent leur pellicule infime sur une « assiette ». Est ainsi désignée la couche de peinture rouge en apprêt sous la feuille d’or et apportant sa couleur chaude à l’intensité lumineuse de cette dernière. L’assiette était autrefois composée de sang de bœuf ; le sang, celui de la décapitation réapparaît ça et là dans les interstices et les blessures des feuilles, à leurs bords tranchants.
Ces différents matériaux toujours associés à la peinture à l’huile, se conjuguèrent dans un travail sériel qui dura plusieurs années, accumulation de centaines de pièces, dont une multitude de petits formats ponctué de très grands (les plus grands ont mesuré 3 x 4 mètres). Les matériaux des supports allaient du papier de soie au feutre bitumineux, les poids variaient du « léger comme l’air » aux quatre-vingts kilos des plus lourds.
Le papier de soie, écartelé par la tension et la lourdeur du bitume, rendu transparent par l’huile raconte sa vulnérabilité dans sa déchirure imminente. Peindre sur le papier de soie, et d’autant plus en grand format, me demandait une sorte de retenue du geste, de tension permanente qui m’obligeait à chercher les limites du point de rupture sous mes outils.
Au contraire, travailler sur le feutre enduit de bitume était une sorte de corps à corps, de lutte épuisante qui se produisait autant dans le creusement de la matière que dans son rajout ; je travaillais par terre, à genoux dans le goudron, y laissant mes traces de mains et de pieds. Accrocher les pièces au mur était comme hisser un cadavre, le feutre, saturé de bitume, ayant tendance à s’écrouler sur lui-même, à revenir vers l’informe. Le feutre bitumineux, à l’origine, est un matériau isolant ; les pièces de grands formats suspendues verticalement ont une présence de corps devant lesquels les perceptions du son et de la température sont modifiées.
En même temps que je rejouais le drame de Judith et Holopherne dans la matière, que je me laissais aller au fantasme de la transsubstantiation, je dessinais et peignais la chair ouverte des morts à la morgue de l’hôpital. J’en relate les circonstances dans la première partie du texte « La vérité en Gertrude ».
La mort est l’instant où la chair bascule, où elle n’est plus maîtrisée. Le corps humain n’a pas de « forme substantielle stable » (Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe, analyse des textes de Bataille dans Documents) il est en proie à « l’œuvre d’une discorde violente des organes » (Bataille). La chair est ainsi vaincue quand la conscience, la vie ne sont plus là ; elle est l’objet d’une effroyable débandade, une obscénité insoutenable et inenvisageable pour soi ou ceux que l’on aime. La mort est une sorte de défiguration à l’œuvre : un cadavre n’est plus « reconnaissable », il n’est plus « qu’une confusion de chairs, la carcasse échouée de quelque bête informe » (E. Zola, L’Oeuvre). La chair est là, mais elle ne permet plus de faire « face », d’établir le contact. Les traits d’un cadavre sont peut-être l’empreinte dérisoire et figée d’une dernière sensation, mais ne sont plus expression ; ils répondent essentiellement, dans un relâchement impudique, aux lois de la pesanteur. Les membres disloqués peuvent rester dans les positions improbables où la mort les a abandonnés. Confrontés aux cadavres, il ne nous reste que la chair en son état, sans humanité. Une chair qui a perdu ses qualités tactiles et structurelles. Toucher un cadavre est une sensation étrange non reconnaissable : la peau est tout à la fois flasque, raide et froide ; le « son » même du contact est différent de celui que produit une caresse sur une peau vivante. Une chair qui s’apprête à se défaire, à se répandre, à tout lâcher, en devenir de décomposition. « la terreur extrême de la mort est liée à la phase de pourriture » (Bataille, le Masque).
Dessiner les morts fut pour moi une expérience unique. À la morgue, les morts, à la sépulture incertaine, sont en sursis. Le processus qui les amène naturellement à la désagrégation est suspendu, comme mis en stase. Le destin de leur chair n’est pas encore décidé. Sûrement finiront-ils comme objets d’étude, perdant tout espoir de reposer à l’ombre humide des cyprès ; corps anonymes qui ne dormiront pas sous la pierre gravée à leur nom, éparpillés dans diverses préparations scientifiques. Je les dessinais, me plaisant à l’idée de les restituer au souvenir. Ces morts sont comme dans un « entre-deux » , ni complètement humain dans leur temps arrêté, ni complètement choses dans leur abandon pathétique. Les dessiner me faisait leur porter attention, me rapprocher de leur humanité évaporée, leur transmettre la mienne ; je pensais à Ferdinand Hodler qui avait peint et dessiné Valentine, la femme qu’il aimait, durant sa longue agonie, jusqu’à la fin, sûrement pour apprivoiser l’inconcevable de sa disparition.
Les morts, qu’ils soient voués à la décomposition ou à la découpe de la dissection, sont destinés à perdre l’intégrité de leur chair. La représentation, bien que la mort soit « un très piètre portraitiste » (Goethe), est comme une suspension de cette perte d’intégrité, comme le dernier souvenir de leur état d’humain et d’individu. Depuis l’Égypte antique, garder une image des morts a été de tradition, de manières différentes selon les époques et les rites. Notre société occidentale actuelle est peut-être celle qui nie le plus la mort dont l’image est devenue taboue ; pourtant cette dernière image du défunt, dernière station dans le monde des vivants avant sa décomposition physique, est espoir d’éternité face à l’horrible sentiment de cette débâcle qui sera la nôtre un jour.
Accepter de regarder les morts en face apaise mes appréhensions à envisager Celle dont « chaque jour j’observe (la mort à) l’œuvre dans le miroir » (Cocteau), les dessiner me rassure, me les rend familiers. Durant de longs mois, je venais à la morgue toutes les semaines, j’avais mes habitudes, côtoyer les morts devint une habitude. Je posais mes affaires au même endroit, j’avais ma chaise, mes rites et donc ma place en ce lieu où je me sentais particulièrement bien. Un jour, il fallut partir ; il me fallut décider de ne plus revenir en cet endroit où j’avais mes aîtres, où j’étais dans une situation de plus en plus confortable, où l’émotion me donnait de moins en moins rendez-vous. Il me fallait quitter ces personnes qui m’accueillaient si chaleureusement sur leur lieu de travail et dont je connaissais toute la vie. Je devais tourner le dos à ce vieux pavillon de l’hôpital dont pourtant je n’avais pas exploré tous les recoins ; il y avait, par exemple, ce petit réduit au fond de la salle, que je n’avais fait qu’entrevoir à la réticence des préparateurs, qui refusaient de m’y laisser entrer : bouillaient sur d’énormes becs de gaz, tels les chaudrons de l’enfer, des immenses marmites pleines de morceaux de cadavres et qui dégageaient une odeur incongrue de nourriture. Opération qui consistait à faire cuire les chairs jusqu’à nettoyer parfaitement les os pour les squelettes d’étude.
Quand je fis mes adieux, les préparateurs m’ouvrirent une salle que je n’avais encore jamais vue : c’était une petite pièce lumineuse ; des rayonnages couraient sur tout son pourtour. Rangés côte à côte, des crânes, des dizaines de crânes ; je restai sans voix ; j’avais l’impression de venir adopter un enfant ; Un de ces crânes m’attendait, je le vis ; j’appris que c’était celui d’une femme ; il était beau, c’était Gertrude. Je l’achetai un prix dérisoire, un prix d’ami. J’eus en cadeau une minuscule éprouvette contenant les trois plus petits os de notre squelette, les trois os de l’oreille interne. J’emportai Gertrude chez moi dans un sac en papier.
Le squelette, construction structurelle du corps humain, est le stade ultime de la transformation de ce corps après la mort. Les os, reste minéral, ont seuls la capacité de traverser le temps, de se fossiliser pour la plus grande joie des paléontologues, leur transmettant la mémoire de l’espèce humaine. Le crâne y occupe une place toute particulière. Véritable mine de renseignements sur notre évolution, il n’est cependant pas resté dans les seules mains des scientifiques ; il a aussi roulé sa bosse chez les philosophes et les artistes. Il a pris épaisseur de symbole, ; personnification de la Mort, il est devenu le masque effrayant de la Tête de Mort. Il est objet de méditation, Vanité miroir des vanités humaines dérisoires. Il a peuplé la peinture de son rappel d’éternité, étirant son inquiétante étrangeté aux pieds des « Ambassadeurs » d’Holbein.
Mais ce que le crâne est avant tout, c’est absence de chair. La chair sans laquelle la vie ne peut circuler. Le crâne est la mort certifiée ; mais contrairement à la chair mouvante prête à se défaire dans l’informe, il a la minéralité d’un fossile. Si « les chairs en décomposition » ont « un aspect intolérable », « les os blanchis ont le sens d’un apaisement » (G. Bataille, Le Masque, cité par G. Didi-Huberman). Pourtant tout dans le crâne parle de chair, la moindre aspérité en raconte les adhérences. Les os du crâne sont nés de chair ; ils sont situés, dans la composition de la tête, entre deux chairs, celle du cerveau et la chair extérieure qui forme notre aspect visible. Le crâne est en même temps boîte et structure. Léonard de Vinci compare la tête humaine à un oignon que l’on « peut fendre en son milieu » pour « en compter toutes les tuniques et les pelures ». Le crâne est la couche dure de ce feuilletage qui conserve la topographie du cerveau dans son intérieur (topographie explorée par l’artiste Giuseppe Penone à travers sa série de frottages de l’intérieur de la boîte crânienne, et dont la réflexion sur cette cécité tactile de l’empreinte, est citée par G. Didi- Huberman dans « Être Crâne ») et les points d’insertion des muscles et des aponévroses à l’extérieur. Pourtant si un crâne est « empreinte » de la chair, il a perdu la physionomie de l’individu, à qui cette chair appartenait et que cette dernière permettait ; il conserve toute la mémoire de sa croissance et de son parcours en tant qu’organisme vivant, mais ne possède plus les repères permettant son identification visuelle. Faire face à un crâne passe par ce constat d’impossible reconnaissance, et par là même d’impossible face-à-face avec quelque chose d’inconcevable qui est en nous , qui nous regarde mais que nous ne voulons pas regarder. Un aveuglement d’autant plus fort que s’interpose devant chaque crâne la face grimaçante de la « tête de mort » et les miasmes de terreur qu’elle suscite.
Gertrude a emporté dans sa mort ce qu’elle a été. Elle laisse à mon regard et à mon toucher les magnifiques dessins de son crâne. Sa chair n’a plus que l’épaisseur de mes fantasmes, sa substance est ma peinture, son histoire se construit dans mes mises en scène. Son aventure sur Internet en est une.
Quelques années après ma sortie de l’École, Alain Borer écrivit un très beau texte sur mon travail, pour le catalogue d’une exposition organisée par Le Confort Moderne de Poitiers.
Outre cette exposition, je préparais aussi la naissance de mon premier enfant. Quand nous vîmes ce nouveau-né aux yeux grands ouverts, « à l’abandon de soi émouvant » (G. Didi- Huberman, Être Crâne ), nous sûmes immédiatement qu’elle se prénommait Judith.
Judith eut l’élégance de naître juste avant le vernissage.
Juliette Charpentier,
Capitaine du vaisseau cyber-galactique Gertrude
Huile sur toiles
sur page en papier de soie d’un registre de compte, 21 x 29,7 cm
Juliette attend Judith
Quinze jours avant la naissance de Judith. Photographie: DV