Je suis née morte ou presque morte.
Je me plais à le croire. Je ne m’en souviens plus, ma mémoire tient à celle de ma mère.
Cette dernière raconte que je suis née, étouffée et bleue, le cordon ombilical noué autour du cou, et qu’il a fallu me ranimer avec des claques.
Cet événement a pris dans mon esprit la précision des choses non vues. Je peux ainsi revoir en détail le corps bleu et gluant, la chose l’enserrant, fascinante et étrange comme un serpent.
Le champ de ma vision est envahi par le cordon, ce lien mère à fille, corps à corps, ni tout à fait l’une, ni tout à fait l’autre ; il prend allure de chair monstrueuse, mise à jour, mise à mort, prête à tuer avant d’être tranchée.
L’évocation de cette menace, vaincue par mon premier cri, a une dimension quasi mythique dans ma petite histoire ; elle m’a toujours plu : celle, presque rassurante d’avoir touché la mort en préambule à la vie comme garantie de son aboutissement.
Je crois bien connaître cet épisode depuis toujours, comme si sa conscience n’attendait au fond de mon esprit que quelques bribes d’entendement d’enfant pour en crever la surface et pour me lier à ma naissance ; si bien qu’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours été fière de ce que je voyais comme une particularité qui me distinguait des autres mortels.
Est-ce l’événement lui-même ou la légende que j’ai construite autour, qui s’est imprimé dans mon destin ? Toujours est-il que j’ai toujours eu la conviction de ne pas avoir surmonté l’épreuve pour rien. La vie avait donc à découdre avec moi, et moi à découdre avec la mort.
Cette dernière a toujours été le point central de ma conscience ; bien à l’abri derrière la façade de la petite fille drôle (qui faisait rire tout le monde avec ses airs de garçon manqué) elle restait pourtant assise sur mon estomac et m’abîmait dans des océans de terreurs à l’idée de la disparition possible de mes proches, bien plus que la perspective de ma fin.
J’ai ainsi toujours eu le sentiment de vivre en sursis, de ne jamais profiter pleinement de l’instant présent, mais de me trouver toujours dans l’espace intermédiaire de l’attente d’une catastrophe imminente.
J’ai, parfois, pu me laisser envahir par ce sentiment au point de rentrer dans une forme de catatonie, une presque-mort, arrêt face à la chose à l’affût.
Depuis, j’ai élaboré quelques solutions à ce décalage, parfois handicapant en société, entre l’instant présent pas tout à fait vécu et l’anticipation du moment redouté, dans une forme de cloisonnement : Une partie de moi est présente à ce que je fait, l’autre, mise au secret, mène sa vie autonome, creuse son trou comme le moine trappiste creuse sa tombe, tout en respectant un certain pacte de silence avec ma raison, prête, cependant à hurler dans ma tête dès que ma vigilance défaille dans l’obscurité du sommeil.
Ainsi, je suis née dans un cri étranglé : Intermédiaire vacillant entre inconscience de la vie et perte de l’insouciance de son arrêt imminent.
La naissance est un traumatisme, dit-on ; est-ce celui de s’arracher du ventre et de l’horizon clos des perceptions pour se trouver face au vide? Ou simplement celui de tendre vers la conscience ? Autant de questions de ma naissance parvenues à ma co-naissance le jour, où, à mon tour, je fus mère.
Ce jour-là, l’apparition de l’être qui est soi et qui, de seconde en seconde, ne l’est déjà plus, prit le sens du miracle ; mais aussi de la catastrophe.
Je vis, à cet instant, toute l’architecture de mes petits murets protecteurs s’écrouler dans un chaos indescriptible, où mes pires terreurs libérées se mêlèrent aux jouissances les plus intenses.
La logique bien ordonnée de la vie, construction patiente de mes petits égoïsmes, fut balayée d’un coup dans la déchirure du ventre, et de sa dépendance illusoire à l’œuf de ses enveloppements merveilleux.
Ce petit être brutalement mis en dehors, en devenir de soi, me mit hors de moi.
Son corps et ses sensations, d’une imprévisibilité extrême, m’échappèrent d’emblée, tout en m’arrachant les entrailles.
Sa chair si présente, si vulnérable, si émouvante envahit l’espace de mon désir, mais ouvrit à nouveau le gouffre sous mes pieds incertains.
Survivre devint à jamais un vain mot dès lors que l’autre, né de ma chair, mourrait.
Gertrude
Gertrude Rose
voit la Vie en … Rrose
Gertrude Noire
plonge dans les marécages
JC, Le Cordon de Gertrude, divers tissus tressés, argile, longueur: environ 9m