Écrire à dessein
et mourir sans dessein
pour mourir en dessin
ou comment la Crâneuse
meurt pour rire pour avoir une image
Merci à
N’hésitez pas
Aiguisez votre plume à occire
et envoyez lui votre
Fin
elle en tracera à jamais les contours
comme vous n’avez jamais osé l’imaginer
Écrire c’est mourir un peu
mais c’est vivre plus fort
Graphite et poésie assurées
Mort en tête à tête
Il était évident qu’à force de parler à Gertrude, cela finirait par arriver.
Tout a débuté par un fourmillement dans la jambe droite.
Ce picotement discret est devenu une sensation désagréable, particulièrement quand il a aussi gagné la jambe gauche.
Au départ, je marchais normalement, puis ma peau est devenue comme du carton. Je ne sentais plus le sol sous mes pieds et mes orteils ne m’obéissaient plus, ce qui était très gênant dans la rue, les escaliers et les couloirs du métro.
J’ai commencé à m’alarmer de cet état quand un jour j’ai raté une marche et me suis retrouvée comme un tas d’os en bas d’un escalier de la station Saint Lazare : je pris conscience alors que la réalité terrestre, habituellement matérialisée par le contact entre le sol et mes pieds, n’était plus le fait d’une sensation physique mais d’une compensation cérébrale : je faisais semblant et marchais avec la seule présomption d’une solidité sous mes pieds.
Dans le même temps mes membres supérieurs prenaient le même chemin. Je me réveillais le matin les mains recroquevillées sous ma poitrine et les bras ankylosés. Mes mains, si actives autrefois, se refermaient toutes seules et mes doigts dessinateurs, brodeurs et bricoleurs oubliaient lentement leurs capacités fonctionnelles.
Peu à peu mon corps entier se transforma en buche de bois ; un matin, je ne pus plus me lever. Mes sensations se limitaient à ma tête et s’arrêtaient à ma nuque.
L’IRM révéla à la base de mon cou une formation osseuse qui comprimait la moelle épinière jusqu’à couper toute communication sensorielle et motrice entre ma tête et mon corps. Je fus alors déclarée inapte à toute fonction utile et pus enfin me consacrer entièrement à la futilité.
Mon corps était devenu une chose étrange, voire étrangère, que mon entourage s’appropria entièrement, le bichonnant, le baignant, le talquant, l’épongeant et le soignant amoureusement, surveillant méticuleusement le dessèchement et le recroquevillement de sa peau.
Ma tête, elle, regardait cette agitation avec détachement (au sens propre et au sens figuré) car littéralement je me désolidarisais de ce corps dont le destin ne suscitait en moi que peu d’intérêt si ce n’est une certaine satisfaction d’être enfin débarrassée de lui et de ses contingences physiologiques et intestines.
J’avais cependant une certaine compassion pour cette chair qui dans le temps m’avait donné tant de fierté et de plaisir ; à présent, en plein marasme, elle se mourait en dehors de moi comme un cordon ombilical qui, après la plénitude de l’enfantement, se retrouve, entité déchue coupée et desséchée, enveloppée d’un linceul de gaze au fond de la boite à ordures.
D’un autre côté, il me plaisait de développer de nouvelles capacités telles que la communication oculaire ou la peinture avec la bouche. J’acquis très rapidement une grande maitrise de moyens, du crayon aux nouvelles technologies, avec le seul éventail offert par ma sphère ORL.
Le dialogue avec Gertrude devint alors un véritable tête à tête dans une complicité étroite ; et la performance n’en fut que plus spectaculaire. Elle me fit gagner en notoriété auprès d’un public déjà nombreux.
Je fus une curiosité, une femme sans corps, une tête multitâche universelle qui savait tout faire, dont les tenants et les aboutissements n’étaient que tête pour tête sans prise de tête, dont les réalisations se démultipliaient comme autant de mises en abime dans le jeu de miroir avec Gertrude.
Les gens venaient de loin admirer le phénomène et s’extasier devant les prouesses picturales et virtuelles que j’exécutais en public avec beaucoup de complaisance. Ils s’étonnaient également de la décollation quasi miraculeuse de ma tête, de son autonomie par rapport au reste de mon organisme, au mépris de toute théorie scientifique.
Le corps, lui, (je ne le désignais déjà plus comme « mon corps ») se bonifiait comme une antiquité précieuse, prenait l’aspect et l’odeur d’un vieux cuir de Cordoue, tant il était soigné, ondoyé et parfumé par mes fans qui se relayaient jour et nuit pour éviter sa putréfaction.
Mais peu à peu ces derniers se firent rares : comme tout engouement, l’intérêt porté à ma personne passa avec le temps. La chair mollit, la peau craquela, l’odeur devint moins agréable pour ne pas dire pestilentielle. De petits morceaux se décomposaient et se détachaient sournoisement de ma carcasse, laissant çà et là l’os à nu.
Les quelques fidèles qui restaient, essayaient bien de me le cacher, mais je voyais bien à leurs mines consternées qu’un processus irrémédiable était engagé et que le fragile équilibre qui maintenait ce corps dans un semblant de forme était définitivement rompu.
De mon côté (côté tête), je ressentais les effets négatifs de cette dégradation ; non pas que cette déconfiture corporelle m’affectât, mais mon cerveau étant de moins en moins irrigué, je sentais la torpeur me gagner.
Je perdais lentement le désir et l’énergie de créer. Je passais de longues heures à contempler Gertrude posée sur ma table de nuit ; j’en connaissais les moindres détails et contours et cheminais en boucle le long de ses méandres osseux. Cela devenait une activité réflexe de mon regard, une sorte de mécanisme de l’indifférence. Je pensais tendrement à Marcel et à la roue de bicyclette qu’il regardait tourner comme on regarde un feu de cheminée. Dans un dernier sursaut d’espièglerie je me complaisais dans cet état contemplatif d’un tête à tête avec Feue Gertrude qui ne tournait même pas.
Pour la première fois de ma vie je m’ennuyais et en arrivais à espérer quelques ébats de mouches sur l’occiput de Gertrude pour réveiller je ne sais quel avorton de libido qui me sortirait de cette vacuité. Mais le vide me gagnait inexorablement ; il me remplissait et m’étouffait jusqu’à prendre la place de mon ego. Je n’étais plus rien que cette image dans le miroir sombre des orbites de Gertrude dont je ne parvenais plus à détacher mon regard.
Le corps était devenu un amas informe et gluant baignant dans une sanie infecte aux miasmes irrespirables et où sursautait lamentablement les restes d’une pompe cardiaque.
À quel moment ou de quelle manière la nuit tomba malgré l’électricité qui brulait en permanence ? Je ne sais plus si ce furent les ténèbres au fond des cavités oculaires de Gertrude qui envahirent l’espace ou si je me retrouvai brusquement dans le noir de ces ombres que j’avais tant dessinées avec mon crayon 4B.
Ma dernière pensée, mais était-ce une pensée ou un souvenir, fut pour cette tête aux yeux clos, conservée dans un bocal de formol, présentant à la base du cou une étrange formation osseuse semblable à une tête de mort. Joliment disposés, trônaient également sur l’étagère un magnifique crâne de femme et quelques peintures.
Juliette Charpentier, texte envoyé le 12 aout 2013 à LMG