Lettre ouverte
à tous ceux
qui prennent les boîtes crâniennes
pour
des contenants à matières molles
« …telle Perrette et son pot à laid partant pour la foire aux crânes… »
L’exposition C’est la vie* au Musée Maillol est de ces manifestations parisiennes qu’il est de bon ton de dénigrer, sans toute fois avoir négligé d’y avoir traîné. Et à défaut d’arguments, d’y avoir au moins traîné pour prétendre y être allé ; et, à défaut d’y être allé, de prétexter ne pas y avoir traîné pour avoir eu vent de quelques dénigrements à son sujet.
En bonne crâneuse à la vanité décomplexée, je n’ai pas dérogé au phénomène, puisque j’y suis allée bille en tête ; à la différence de certains, j’ai laissé mes matières molles pendre au clou du marchand du temple des audiophones, après avoir réussi à grappiller quelques euros de réduction avec ma carte du FBI ( Fieffé Bonobo Indéterminé ou Folle Bête Indigne).
Je vous ferai grâce de mes élucubrations personnelles et approximatives sur les résonances duchampiennes du titre de l’expo au fond de ma calebasse, ready-made en os livré en l’état.
Étant peu informée de nature et préférant les statut de l’informe, je reconnais que je me rend rarement dans les expositions sur avis ; ces derniers ont souvent un effet pervers sur mon comportement : ainsi trop d’enthousiasme aurait tendance à me plonger en catatonie (c’est comme cela que j’ai raté l’incontournable et indispensable film titaniquesque de James Cameron) et l’éreintement massif entraînerait chez moi un accès de curiosité malsaine avec poussée aigue de boutons à purulence contradictoire.
Aussi, me suis-je rendue au Musée Maillol, le crâne vide, le cœur léger, l’intellect innocent, telle Perrette et son pot à laid partant pour la foire aux crânes. Mes spéculations de monomaniaque de la boîte vide ne furent point déçues : je parcourus avec une jubilation toute infantile les trois niveaux d’un grand déballage osseux, me remplissant l’orbite de toute la débauche rutilante de cette belle chute d’os.
Je dégustai sans modération dans les gamelles creuses de Subodh Gupta, entre autres friandises, le sang de Michel Journiac et les asticots en résine des frères Chapman, je donnai un coup de langue râpeuse sur l’huile de Zurbaran, croquai à pleines dents dans les légumes de Dimitri Tsykalov, me gavai de morte adèle géante avec Christian Gonzenbach .
Je me dessillai les globes dans les petits miroirs des anamorphoses cylindriques, versant au passage une petite larme de crocodile frustré sur l’absence inacceptable du plus grand Objet Visionnaire Naturellement Incongru peint par Holbein pour faire trébucher de beaux Ambassadeurs .
Je faillis rester collée sur l’os merveilleusement pâteux de Cézanne, engluée dans mon regret d’Art Ensor .
Je me mirai dans l’os argenté du miroir poli de John Armleder, telle une belle vénitienne parée des fabuleux bijoux de Codognato .
Je me fendis carrément la poire et me secouai les fontanelles devant la tronche de miquémaousse post mortem, précieusement conservée par Nicolas Rubinstein et je me tins les côtes devant les travaux de tapisserie de Daniel Spoerri.
Je ricanai en prenant mon air le plus grinçant devant le somptueux et baudelairien manteau de charogne des mouches de Damien Hirst ; par contre je me suis retenue de trop me marrer devant la caboche en gauloises bleues de Serena Carone, vu les tonnes de golduches sans filtre que j’ai pu fumer par le passé…
Non il n’y a pas de quoi rire…
Je sais, ce n’est pas bien, tous ces crânes sont là pour délivrer leur funeste message : Souviens-toi que tu vas mourir ! (les plus snobs le diront en latin).
Surtout que, de retour chez moi, devant ma fenêtre ouverte sur le monde, toute virtuelle soit-elle, je me suis prise au jeu de la navigation en os trouble, m’aventurant hors des marais putrides dans lesquels je me complais d’habitude ; j’ai pu ainsi prendre la mesure de l’abondante et diverse fortune critique de cette petite exposition pleine de vieux, croyant débarquer avec leurs audiophones à la journée porte ouverte de la Faucheuse. Je constatai avec effroi la richesse et l’érudition étalées des propos et en bonne militante écolo, défenseuse du pixel solitaire, la somme d’électricité et d’usure de clavier que représentait toute cette ébullition intellectuelle ; au fur et à mesure de mes lectures, je commençai par effacer le sourire bêta de ma face grimaçante, tant je me rendais compte du sérieux que j’aurais dû afficher lors de cette visite, et il me prenait une envie fourmillante, tel un boisseau de vers se repaissant de chairs putrescentes, de me lancer à mon tour dans un exercice d’intense réflexion, activité peu commune à ma caboche rouillée, et la tentation de passer, une fois n’est pas coutume, pour une personne intelligente et sérieuse. En bref, il était urgent pour moi de commencer à disserter sur le concept de Vanité, monument incontournable de l’Histoire de l’Art… Conclusion, vous l’imaginez bien, à laquelle il est difficile de ne pas arriver sans quelques sueurs froides; car quiconque affronte la Vanité est confronté à ses propres desseins vaniteux.
Même si l’idée de rivaliser avec les commentateurs brillants dont j’ai pu lire les notes ne m’a point effleurée, il subsiste chez moi, accrochés à mes ossements, quelques lambeaux d’instinct de compétition et de conformation, si chairs aux génies des alpages que nous sommes. Et c’est probablement là que le retour à la poussière promis par toutes ces têtes en os me sauve de l’anéantissement et d’une honte fatale : car si vous me suivez bien, vous comprendrez que j’ai beau vous saouler depuis le début de cette page du trop plein de vacuité de mon crâne, je n’en serai pas moins à égalité, et c’est là que cela devient injuste, avec les esprits brillants et sérieux quand sonnera l’heure finale.
Cela ne m’empêche pas du fond de mon insolente et vaniteuse bêtise, de compatir au désappointement de certains devant cette accumulation indigeste de crânes, qui pourrait bien, horreur, tourner au phénomène de mode, parangon de l’inconstance et de la futilité humaine, comble de la Vanité éphémère, devant ce déballage excessif et vulgaire de faces de mort au stéréotype à spectre large qui scande, autant de fois qu’il y a de têtes de pipes, un message tout ce qu’il y a de plus clair à la portée du plus grand nombre.
Car, en effet, il y a sûrement beaucoup plus subtil et élégant pour représenter la Mort qu’une orgie d’ossements et de calebasses grimaçantes ; il me semble même que l’œil averti aux faits iconiques et plastiques trouvera meilleure nourriture à sa jouissance intellectuelle à suivre l’ombre de Thanatos par des sentiers moins évidents, à travers des œuvres moins « lisibles » ; et que Thanatos prend chair, sans besoin d’os, en ce corps d’Eros désirant qu’il soit peinture, sculpture ou tout autre matérialité sensible.
Ainsi, la Mort ne rampe-t-elle pas, dans toute son horrible splendeur, dans l’œuvre monumentale de Boltanski au Grand Palais, autre lieu incontournable des déambulations « intellectuelles » de la Capitale ? Car, dans cette espace immense et glacial structuré par la minéralité du fer et du verre, le corps du spectateur ne peut qu’être confronté , saisi, happé par le trou noir de ces corps absents, du vide de ces amas de hardes, par la pulsation évanescente de centaines de cœurs qui affolent ses propres fonctions vitales dans une course impossible vers une obscurité inexorable.
Il en est ainsi d’innombrables œuvres, miroirs fragiles de nos âmes, vomissures désespérées de l’artiste à qui veut bien en être éclaboussé.
Mais que cela soit le chaos textile de Boltanski, les décomptes en voie de disparition d’Opalka, de la blancheur des toiles de Ryman, de l’or jeté à la Seine de Klein, des expériences picturales ultimes de Gasiorowski, des tentatives de robes réincarnées de Sterbak, (et la liste est infinie), cela restera toujours métonymique d’une seule chose, à savoir ce à quoi nous serons réduits : cet intérieur putrescible qui s’expose, qui explose à notre mort, cette ouverture impudique de nos chairs, cette impossible vision de notre être ; et au final cet os, face de la physionomie inconnaissable , aux orbites creuses de nos identités disparues, au rictus inextinguible. Car, reconnaissez-le, c’est bien cette horrible tête de pioche de boit-sans-soif qui excite notre curiosité, qui nous rend à notre nature de voyeurs de notre propre devenir, ultime obscénité qui nous sera à jamais dérobée.
Car la seule Vanité efficace me reste celle-là, celle qui dialogue avec le futur putride de mes entrailles, la tête en os insolente, primaire, vulgaire, ricanante, ridicule, brute de décoffrage de ma chair ; celle dont je viendrai me moquer encore et encore, vêtue de mon apparence fragile.
Et je reviendrai voir cette foire à l’asticot, aussi contestable soit-elle mais jamais aussi contestable que la Mort, en compagnie de mes amis, et nous rirons plus fort que cette tronche de cake, oui, nous rirons…
Je déclare solennellement ce dix-neuf février journée nationale du Crâne.
Paris le 18 février 2010,