Chaque neuf du mois d’avril je publie un article intitulé « Exception au Capitaine N°… ». Rien de bien exceptionnel si ce n’est de me servir de prétexte à déverser toutes sortes d’élucubrations plus ou moins nostalgiques sur ma personne ou sur tout autre sujet me touchant de près ou de loin.
Vous avez deviné que le neuf avril est ma date anniversaire, date à laquelle, officiellement, je suis à chaque fois plus « âgée », sorte de passage, rite ou pas, d’un état à un autre. Ce « changement » n’a pas vraiment d’impact sur ma réalité immédiate mais assurément un effet psychologique: il faut s’habituer au nouveau chiffre, un chiffre qui a tendance à me définir, qui va me situer socialement. Je ne peux plus dire la même chose qu’hier; hier j’avais tel âge, aujourd’hui j’en ai un autre. Je change de catégorie.
Ce jour est un état intermédiaire qui traine les oripeaux de ce qui a été, un reste qu’il va falloir évacuer, mais aussi le signe de ce qui va être et peut-être de ce qui me reste.
Gertrude est également un reste, un reste humain qui plus est, un reste amnésique. Son absence de mémoire la garde immobile dans le temps, l’exempte de tout anniversaire ou de tout vieillissement ; et ce n’est pas ma scansion mensuelle monomaniaque et virtuelle qui change cet état.
Elle est pourtant le reste d’une personne, une femme, qui a été, qui est née, qui a respiré, probablement aimé et souffert, qui a eu bonheurs et malheurs dans un vécu singulier. Je n’en saurai jamais rien.
Un jour le crâne de cette personne inconnue retournera à la poussière. L’os est persistant, contrairement à la chair, mais n’est probablement pas éternel. Tous les crânes ne sont pas Lucy.
Moi, cela fera longtemps que je ne serai plus. Il est même possible que je ne laisse pas de crâne derrière moi. En effet je n’ai aucune intention de léguer mon corps à la Science et la crémation est plutôt à la mode.
En centrant ma pratique autour du crâne de Gertrude, il semblerait logique de prétendre se réclamer de la notion de Vanité. Or plus j’avance, moins je trouve cette revendication pertinente. Il deviendrait pour moi presque vaniteux d’être dans la Vanité. Bien sûr, je me ris de la mort, enfin d’un rire bien jaune, mais la chose qu’on ne prononce jamais de manière tout à fait anodine me parait de moins en moins symbolique et de plus en plus prosaïque.
Depuis quelques temps je dévie de la légende de Gertrude, je ramasse des crânes d’animaux, je redécouvre ma collection de coquillages et observe le tatou empaillé revenu de mon enfance. Ce sont des choses bien réelles dans mon environnement.
Ce nouveau regard coïncide avec mon intérêt récent et grandissant pour les techniques de gravure qui entrent en résonance avec ma réflexion sur les états intermédiaires, les temporalités qu’engagent la mémoire et l’immédiat, les interstices et décalages entre ce qui est fait et donné à voir.
Car la gravure est matrice qui accouche d’un résultat improbable, en même temps mort, transformation et naissance, une véritable réincarnation du dessin et du dessein.
Récemment j’ai retrouvé dans mes archives un ancien carnet comportant des dessins, appliqués et d’une facture assez classique, réalisés à la morgue il y a longtemps quand j’étais élève au Beaux-Arts. Pendant une année je me suis rendue chaque semaine dans cet endroit pour dessiner et peindre les morts, des personnes qui avaient toutes donné leur corps à la Science . Ces cadavres étaient maintenus dans un état de stase pour permettre dissection et préparations anatomiques. Chacun gardait l’expression de ses derniers instants et un peu de ce qu’ils étaient avant la découpe et leur disparition sans sépulture. Dans un état intermédiaire suspendu. Il me semblait important d’en fixer le souvenir.
Je décide de traduire en gravures les dessins de ce carnet. Des gravures sur contreplaqué où je ne garde que les traits essentiels. Le matériau et l’encre font le reste (si j’ose dire.). Car contrairement à la gravure d’épargne classique, je travaille au trait et imprime blanc sur noir ce qui inverse le processus de l’encrage. Ainsi l’encre blanche développe son pouvoir couvrant sur la surface de la feuille tout en laissant apparaitre les imperfections de la matrice. Le noir du papier se charge des lignes et des impuissances de l’encre, jouant la décomposition du dessin.
Le blanc est comme un linceul, la planche comme la boite auquel le mort a échappé. Le papier arraché est celui d’un grand carnet noir en miroir du grand carnet blanc du « ça été ».
Le résultat en devient abstrait.

Aaaaaaah mais tout s’expliiiiique ! Et j’avais zappé cette date importante, focalisant sur les autres, celles des non-anniversaires !
Alors j’apprends (ou j’avais oublié – vous verrez quand vous aurez mon âââge !) que votre aniversaire arrive pile poil 6 jours après le mien.
Sans croire aucunement aux influences supposées des signes du zodiaque, j’aime ce tête-à-tête entêté et vain d’ovins divins.
Vive les (sales) bêtes à cornes!