Cela fait exactement neuf ans et onze mois que la Crâneuse accommode les restes en salades et que Gertrude reste.
Mais à la veille de ses dix ans, que reste-t-il du blog de Gertrude?
L’Os va-t-il y rester?
JC, octobre 2017, L’Os qui roule, 9 feuilles de papier format A4 imprimées, découpées et collées sur papier, 0,5 x 19 x 28 cm.
Pourquoi ce texte ? Il me plait de prétendre que je l’ai choisi par hasard.
Et pourtant n’est-il pas le texte même des enroulements compulsifs : histoire de cordons, d’étouffement, d’entrailles et de nombril, de regard tourné vers soi-même ; ou encore de quelque grouillement intérieur en boucle.
Le texte s’intitule « Naitre » (cliquez ici) ; je l’ai écrit en 2011 pour je ne sais quelle obscure raison. Comme tous les textes que j’écris, peu l’ont lu ou le liront malgré sa mise en ligne et sa publication, potentiellement au vu et au su de tous, et dont je ne développerai pas ici le paradoxe.
Je choisis (ou pas) ce texte « Naitre » et, cette fois-ci, je décide de l’imprimer recto-verso avec la police la plus proche du manuscrit, avec les marges les plus étroites afin que le maximum de la feuille soit rempli. Et comme la dernière fois je découpe le texte ligne par ligne, le réduisant ainsi à une série de bandelettes de papier imprimé et ôtant au récit sa cohérence. Chaque bande de papier mesure 21 cm, la largeur d’une feuille A4 sur à peu près ½ cm ; cet « à peu près » se révèle vite intéressant car les spirales que je vais former vont être de hauteurs légèrement différentes et ces petites variations vont animer la surface de ma réalisation.
Mais revenons à mes bandes de papier : cette fois-ci je ne les colle plus bout-à-bout et décide de les utiliser brutes à longueur égale pour avoir des modules équivalents ; les seules variations se faisant sur les hauteurs des spirales et sur leurs capacités de « déroulement ».
Car j’enroule chaque bande de papier autour d’une baguette de bois dans laquelle j’ai pratiqué une petite fente. J’y engage l’extrémité de chacune et je tourne la baguette jusqu’à obtenir une spirale de papier très serrée ; saisissant fermement cette dernière entre le pouce et l’index, je la dégage pour ensuite relâcher légèrement la pression de mes doigts et libérer le petit ressort de papier qui se détend , se déroule jusqu’à ce que je décide de sa taille. Pour la fixer, je colle l’extrémité de la bandelette sur elle-même. La spirale peut ensuite être « modelée » à la forme voulue, ou aplatie ou pincée en pointe afin de mieux s’insérer dans un espace vacant : Chacune va trouver sa place dans l’enceinte du dessin régulateur de la face de Gertrude. Les contours en sont matérialisés au préalable avec d’autres bandes de papier formant barrière à la prolifération des spirales. Le tout est comme une matrice contenant les enroulements du texte. Ce dessin de Gertrude n’est autre que la énième version d’une représentation directement décalquée d’une seule et même photographie du crâne vue de face. Les spirales de papier sont placées une à une, s’adaptant les unes aux autres, prenant à chaque fois la forme adéquate pour s’insérer dans les interstices en attente. Le remplissage suit le schéma de l’os laissant en réserve les orifices et le vide du support. L’ensemble a priori constitué de la matière fragile du papier est d’une solidité et d’une résistance étonnante sous ma main. Le toucher en expérimente une épaisseur d’autant plus tangible qu’elle enferme le texte dans ses plis et rejoue les alvéoles de l’os.
Un os toujours en devenir de ses déroulements.
Cela fait neuf ans et dix mois que Gertrude roule, s’enroule, déroule mais n’amasse pas d’os.
Neuf ans et neuf mois de toile et d’écriture: Gertrude est toujours aussi
IN-TEXTRICABLE
JC, septembre 2017, L’Os in-textricable, papier imprimé découpé et collé selon la technique (ou presque) des paperolles, cadre, 24 x 33 cm.
Cette pièce a été réalisée avec une patience d’illettrée à partir de l’impression sur papier du texte initialement écrit à l’occasion du 9 avril 2014 (cliquez ici) et retranscrit ci-dessous:
La répétition du même motif n’est pas quelque chose de nouveau dans ma pratique.
Enfant, je dessinais des « usines à poulets », des enchainements sans fin de machines, d’engrenages, de tapis roulants, de rouages autour desquels s’activaient sans relâche des volatiles à crêtes hérissés et aux pattes grêles.
Je me souviens très bien du plaisir que j’éprouvais à détailler cette activité et à remplir la surface du papier de toutes les possibilités articulatoires que m’offrait ce système jusqu’à celle de continuer sur une autre feuille. Je ne pense pas m’être ennuyée une seule fois à dessiner ces combinaisons répétitives et il me semble avoir poursuivi cette marotte un certain nombre d’années.
À l’âge adulte, alors que je commençais à avoir une pratique de peintre à l’École des Beaux-arts, j’ai très vite retrouvé cette jubilation de la répétition.
Il est une période antérieure aux épisodes abordées précédemment dans ce blog où je pris véritablement conscience du pouvoir de renouvellement de la répétition, ainsi que de sa capacité à provoquer le surgissement de phénomènes nouveaux.
Je mélangeais alors autoportraits et motifs décoratifs (parfois « empruntés » à ceux si beaux d’Henri Matisse). Je travaillais avec des pigments mélangés à de la paraffine que je faisais chauffer, et que je devais appliquer immédiatement sur le support avant qu’elle ne fige.
Très vite, je me désintéressai de l’aspect « autoportrait » pour ne plus peindre ainsi que des motifs décoratifs. L’intérêt de cette peinture abstraite, répétitive en all-over, associée au procédé de la cire, était qu’elle révélait brutalement la surface du support avec une grande matérialité en s’affirmant autant en fond qu’en forme ; ces derniers se retrouvant à égalité dans la « lecture » du motif sans aucune hiérarchie.
Ce fut pour moi une vraie révélation de peintre, car entre ce fond et cette forme juxtaposés sur le même plan, surgissait un nouvel espace, un interstice de jonction qui respirait au gré de mon geste répété mais chaque fois renouvelé ; une sorte de fontanelle mouvante en promesse de devenir dont la sensation (que j’attribue, peut-être à tort à tout phénomène de picturalité) ne m’a plus jamais quittée et m’a convaincue à jamais qu’il était inutile « d’inventer » de nouvelles formes pour renouveler la peinture ; que cette dernière s’alimentait d’elle-même des infimes et infinis décalages que la picturalité était susceptible de générer.
Ce constat peut paraître évident, voire banal, mais je sais qu’il faut non seulement en faire l’expérience mais aussi avoir ce « déclic » de la vision pour le prendre à son compte.
On pourrait penser que l’activité Gertrude échappe à cette voie de peinture dans laquelle je prétends m’être engagée depuis plus de trente ans.
J’ai pu le croire aussi quand, exhumant Gertrude de l’oubli, j’eus l’ambition de lui « inventer » ou lui « redécouvrir » une histoire, un passé, une mémoire. Mon activité aurait pu ainsi basculer du côté de l’imagerie d’une fiction, peut-être en a-t-elle parfois titillé les limites.
Mais Gertrude au fil des années s’est révélée un motif puissant, bien plus puissant que son « histoire ». Gertrude, malgré mes résolutions, mise en avant comme sujet, est restée objet. Elle a même renforcé sa qualité d’objet en me désignant, moi, comme sujet.
Certes, la pratique concrète de la peinture est particulièrement mise à distance dans cette aventure, mais contre toute attente, je reste plus que jamais le peintre, le peintre de Gertrude, le seul autoproclamé dont Gertrude est la motivation, le motif/modèle, le motif répétitif.
Malgré une assez grande variété de mises en œuvre, le motif Gertrude, de point de vue littéral, se limite à quelques représentations de face et de profil, dessins, peintures, modifications infographiques dont les modèles ne sont, ni plus ni moins, que les quelques photographies de départ que j’ai réalisées du crâne de Gertrude.
L’utilisation de ces représentations dans des réalisations plus ou moins farfelues, au gré des mes envies, des rencontres, des circonstances ont fait de Gertrude une image, qui bien sûr, lui reste propre, étant toujours celle de sa « physionomie » unique, mais qui se vide peu à peu de sens en flirtant avec celle stéréotypée et très à la mode de la tête de mort.
On peut ainsi autant se questionner sur les capacités « décoratives » de Gertrude dans la composition d’objets/bricolages qui, souvent, n’ont plus grand chose à voir avec une « mémoire gertrudienne » que sur celles à « jouer » à l’infini les « vanités » en tant que « reste humain » et à déranger ainsi les petits arrangements d’une plasticienne dilettante qui n’a ni le temps ni le courage de combattre en peinture.
Gertrude, ainsi, se répète sans en avoir l’air, n’abordant de front ni la mort, ni elle-même, ni moi, effleurant la surface des choses en restant chose. Quant à moi, je procrastine une peinture à laquelle je consacrerai tout mon temps quand je l’aurai et quand il sera temps et pas trop tard, et où, enfin, je ferai surgir entre Gertrude et le fond qu’elle trimballe la vérité de sa vraie nature.
Juliette Charpentier, Paris, le 9 avril 2014
Gertrude est une jeune fille rangée un peu dérangée:
– Prendre une trame.
– Délimiter un espace.
– Se donner un système.
– Remplir.
– Ne jamais dépasser.
Cela fait exactement neuf ans et huit mois que l’Os est systématique mais pas automatique.
JC, Os systématic, juin-juillet-aout 2017, fil, toile Aïda, 18 cm x 18 cm environ, nombre variable.
(Cliquez sur les images pour les voir plus grandes).
Gertrude est toujours la première d’une longue série.
Toujours la même, même si…
La crâneuse en verra-t-elle la fin ?
JC, juillet 2017, La série des profils à motifs, aquarelle et crayon sur papier dessin, nombre évolutif, environ 12 x 10 cm.
JC, juillet 2017, La série des profils couleur os, dépôt de pigment aquarelle sur papier aquarelle gaufré en creux à l’aide d’un gabarit en forme de profil de Gertrude, nombre évolutif, environ 12 x 10 cm.
JC, juillet 2017, La série des profils gaufrettes, papier dessin gaufré en creux à l’aide d’un gabarit en forme de profil de Gertrude, nombre évolutif, environ 12 x 10 cm.
Cela fait exactement neuf ans et sept mois que Gertrude montre son meilleur profil en vous laissant croire qu’il est différent chaque jour, même si…
JC, juillet 2017, La série des têtes de Gertrude sur chutes, aquarelle sur chutes de papier aquarelles, nombre évolutif, environ 2 x 10 cm.
L’était arrive et l’amer monte .
Il est temps, chair Gertrude, d’enfiler ton costume de Vain.
JC, juin 2017, Le Costume de vain, acrylique sur papier, photo numérique, dimensions variables.
Cela fait exactement neuf ans et six mois que Gertrude vous fait croire à son incarnation et que personne n’est dupe.
La Crâneuse, elle, aime jouer avec des silhouettes en papier, ça lui rappelle son enfance.
JC, mai 2017, Série des Embrouilles, troisième version ou Le RésOs, filaments de stylo 3D, 6 x 17 x 32 cm
Voici neuf ans et cinq mois, je créai un blog, autrement dit une sorte de journal intime absurde en ligne sur internet, potentiellement au vu et au su de tous. Ce blog concernait ma pratique plastique autour d’un crâne familièrement, facétieusement, affectueusement prénommé Gertrude. Mais bien plus que de faire part de ma pratique plastique il s’agissait d’intégrer cette mise en ligne à ma démarche. Et même d’en faire un des piliers majeurs. Cela en devint très vite le moteur et la raison d’être. Rythmes et rites s’instaurèrent dans l’exposition virtuelle de Gertrude, me contraignant à toujours pousser plus loin cette aventure et ne jamais déroger aux obligations que je m’étais données.
Dès les débuts de cette expérience, je m’interrogeai sur les rapports complexes qu’entretenaient réel et virtuel : entre la réalité du crâne et les images dématérialisées de Gertrude, les filtres et les mises en scène à travers lesquels je la donnais à voir en cet espace. Également sur le regard supposé voire fantasmé de l’autre invisible et potentiellement infini, des interactions souvent fulgurantes avec des interlocuteurs inconnus, parfois fugaces, parfois durables. Certaines débouchant même sur des rencontres dans le monde réel.
Très vite je jouai des potentialités de cette mise en ligne, des échanges qu’elle suscitait.
J’en nourris ma pratique : plutôt que de raconter une histoire autour de Gertrude, je laissai l’histoire se dérouler au gré des rencontres. Ces dernières alimentaient l’entreprise, dans une fausse idée de remplissage d’un creux de plus en plus vide. Le blog connut des périodes fastes et tumultueuses comme des temps calmes, voire des traversées du désert.
Internet est un océan. On peut y naviguer des mois entier sans rencontrer quiconque, puis brusquement débarquer sur une terre peuplée d’inconnus. La quête en devient infinie mais surtout insatiable.
Le concept du blog, n’échappant pas à l’obsolescence des objets virtuels, amène rapidement à la recherche d’autres voies d’information encore plus efficaces, mais encore plus véloces, encore plus éphémères.
C’est ainsi qu’en 2013, je passai aux réseaux sociaux pour y faire rouler mon crâne encore plus vite. D’abord Twitter que j’abandonnai rapidement puis enfin Facebook.
Pour la rapidité, la diffusion et la circulation des informations, la facilité d’établir des contacts, passer d’un blog à Facebook était comme passer de la conduite d’une 2CV à celle d’une Ferrari.
Ainsi Gertrude, du petit bonhomme de chemin s’est brusquement retrouvée sur un circuit supersonique.
Enfin, en théorie…
Facebook est un fleuve qui coule en continu à une vitesse vertigineuse, charriant toutes sortes d’objets hétéroclites ; les contacts se font avec une grande facilité et se défont tout aussi rapidement ; se mêlent vrais et faux amis, nouvelles et anciennes connaissances, vieilles réminiscences, rancœurs rances d’une autre époque et toutes sortes de malentendus.
Tout cela défile sous notre regard en même temps fasciné et indifférent.
Et surtout addicte.
Car recharger la page est un acte compulsif à la hauteur du sentiment de non-maitrise que nous ressentons face à ce flux. Le besoin d’y participer nous tenaille et il devient vite impérieux de partager aussi des « informations », d’alimenter cette chose insatiable quotidiennement, voire plusieurs fois par jour, de récolter à son tour un maximum de petits signes de reconnaissance ou de commentaires élogieux. Car aimer, « liker » est le maitre mot sur Facebook, aimer jusqu’à la perte de sens ; c’est juste au nombre d’émoticônes que la satisfaction se mesure, mais également la frustration. L’effet en est fugace, et s’évapore comme le souvenir de toute publication.
Rapidement le rythme gertrudien, le concept même de sa mise en ligne ne suffirent ni ne correspondirent plus à cette urgence ; force fut de constater ma tentation de publier, comme beaucoup, tout et n’importe quoi pour nourrir le monstre affamé et amnésique, et de déroger à mes premières résolutions, celle de montrer en ces lieux uniquement ma pratique plasticienne.
Gertrude, elle, est conçue pour fonctionner sur une rythme particulier ; celui d’une immobilité qui avance ; ou l’illusion d’une avancée. Depuis sa mise en ligne en 2008, l’expérience se construit comme une sculpture, selon la logique d’un « Merzbau » ou d’un « Palais idéal », pierre par pierre, poussant les murs mais assise sur une base unique et inébranlable, essentielle à sa compréhension.
D’où ce blog , ses espaces et ses lois si définis, son rythme immuable et la taxinomie incontournable à sa structuration.
Autant un blog est une construction relativement pérenne que l’on peut parcourir de la cave au grenier, autant Facebook est l’instantanée d’un temps dont il est impossible de remonter le fil.
Le crâne Gertrude y a plongé tant bien que mal, émergeant çà et là , dans une cacophonie de plus en plus assourdissante, dans une perte de sens encore plus folle.
Elle est vidée et vide. Elle flotte parmi les bribes de ce que je laisse paraître de moi et d’elle sans aucune ambition de revenir ni d’aller si ce n’est pousser toujours plus loin la vanité d’y être.
Rien n’était prévu, mais rien ne sera laissé au hasard…. Plus que jamais.
Juliette Charpentier, mai 2017
Une petite photo (que je ne connaissais pas) trouvée par hasard sur un site Internet. Il est mentionné qu’il s’agit de la 5ème1 au Lycée Jules Ferry à Tananarive. Je suis la deuxième en bas en partant de la droite. La première en bas en partant de la droite est Chantal*. La grande blonde* au milieu en haut est celle qui se moquait et avec qui je me suis battue.
L’école et moi.
Entre l’école et moi c’est une affaire compliquée, et ce depuis toujours. Dès les premiers jours le divorce fut consommé ; elle s’appelait Miss Vilain, c’était à Khartoum ; et cette première et seule maitresse, au nom malencontreusement signifiant, changea mon destin. Je restai exactement une semaine à l’école maternelle ; une semaine à hurler en continu. Je ne sais qui, de Miss Vilain ou mes parents, décidèrent qu’il y avait entre l’école et moi, un problème trop difficile à gérer dans l’immédiat.
Je fus ainsi confiée à une nounou dont j’ai oublié le nom mais qui m’a laissé le souvenir d’une grande silhouette drapée de noir. Puis à Madagascar, il y a eu Delphine, puis d’autres après. Delphine m’a particulièrement marquée. Je l’adorais et l’admirais. J’appris beaucoup auprès d’elle et je suis persuadée que c’est grâce à des personnes comme elle que j’ai acquis la curiosité qui me fait encore avancer. Je la suivais partout : au village quand elle allait converser en malgache avec ses copines, au marché quand elle allait négocier la viande ou les œufs (elle exigeait, avant de les acheter, que ces derniers soient plongés dans l’eau, et s’ils flottaient, elle les refusait car ils étaient fécondés). Je m’intéressais aussi de très près à toutes ses activités, au repassage avec le fer à charbon qui nécessitait d’entretenir un foyer en continu, à l’entretien du poulailler, au cirage du parquet avec une noix de coco.
Alors que ma sœur ainée suivait une scolarité tout à fait normale à l’école primaire du village, je n’allais toujours pas à l’école.
Quand mes parents rentraient du collège, ils m’apprenaient à lire, écrire et compter. Mes parents étaient instituteurs et avaient passé une certification pour enseigner au collège ; ils se partageaient à deux l’enseignement dans un minuscule établissement de brousse dont ils furent les premiers professeurs. Mon père enseignait les mathématiques, les sciences, la physique chimie et la musique, ma mère le français, l’histoire-géographie, l’anglais et le dessin. Leurs élèves, dont le nombre ne dépassait pas la dizaine, tous niveaux confondus, étaient souvent à la maison : Tous ensemble, nous cueillions des fruits, goutions, ou faisions de la musique dans une ambiance familiale et chaleureuse.
J’étais la petite fille la plus heureuse du monde. J’apprenais à tracer mes lettres avec un immense plaisir et je me souviens encore des cahiers que je remplissais d’écritures en plein et en délié avec une plume trempée dans l’encre. Je conciliais, sans aucune difficulté, ces apprentissages scolaires avec ma vie à la maison, partagée entre le jeu et l’observation de toutes sortes de phénomènes, des activités de ma nounou à la vie des fourmis et des caméléons dans le jardin. J’adorais dessiner et bricoler ; le parcours de mes parents nous amena à vivre un an au bord de l’océan dans un village perdu au bout d’une piste impraticable et ravitaillé une fois par semaine par un petit avion. Je collectionnais les étiquettes en bois des colis de nourriture que recevaient mes parents, j’en faisais des petits bateaux qui voguaient sur la mer ; j’avais également appris à sculpter des pistolets dans les racines d’ilang-ilang.
Quand j’eus environ sept ans mes parents m’inscrivirent à l’école par correspondance, au CNTE. Je recevais chaque semaine du travail à faire que j’accomplissais avec enthousiasme avec ou sans l’aide de mes parents. Je progressais rapidement et à dix ans je pus passer l’examen d’entrée en sixième. J’en ai peu de souvenir sauf que, bien plus pour mes parents que pour moi-même, les choses sérieuses commençaient ; et qu’il n’était plus possible d’envisager de continuer ainsi cette vie d’enfant à la maison.
L’année de mes dix ans fut celle des grands bouleversements : la carrière de mes parents les amenait à se rapprocher de la capitale et nous n’étions plus qu’à soixante kilomètres de Tananarive. Ma sœur qui était pensionnaire en France pour ses études secondaires (elle le reprocha longtemps à mes parents mais ceci est une autre histoire) pouvait à présent revenir à Madagascar pour son entrée en troisième. Et moi je rentrai en sixième. Je me retrouvais donc avec ma sœur pensionnaire au Lycée Jules Ferry à Tananarive et pour la première fois véritablement à l’école. Un lycée de filles où nous étions en uniforme et devions obéir à un règlement strict. J’avais dix ans et l’année me sembla une éternité. Je pleurais tous les soirs. Je ne me lavais pas. Je ne comprenais rien à ce qui se passait autour de moi, à ce qu’on attendait de moi. J’ai l’image d’un cartable avec un entassement de cahiers tout cornés et froissés. Mes souvenirs de cette année sont en même temps confus et douloureux : une nourriture infecte, une mauvaise odeur qui trainait dans le dortoir, les moqueries de mes camarades.
J’étais débile, j’étais un cancre, j’étais sale, je ne faisais rien, je ne comprenais rien ; c’était l’image que je renvoyais à l’évidence aux autres et il me semble que j’avais, sans pouvoir vraiment y faire grand chose, une certaine conscience de cet état ahuri. J’étais même convaincue de mon peu de légitimité en ces lieux. Ainsi la professeur d’anglais dont la fille était dans la classe, assise au premier rang, elle s’appelait Mme Beck, m’avait placée au fond de la classe (je ne bougeais pas) et m’avait dispensée de tout exercice ou participation. J’étais abandonnée à ma passivité ; à la seule contemplation d’un monde qui me restait étranger. Les autres ne se rendaient compte de rien, ne soupçonnaient rien derrière cette façade, se contentaient d’en rire et de passer à autre chose. Moi, je regardais, j’avais de moins en moins envie d’agir, me persuadant de la normalité de la situation. Mes parents, eux, alertés par le lycée, s’inquiétèrent de cet état, obtinrent de nous sortir, ma sœur et moi, non seulement tous les week-end mais également les jeudis, ce qui représenta pour eux beaucoup d’aller-venus entre Mantasoa et Tananarive. Pourtant ils ne prirent jamais conscience de ce que je ressentais. J’étais heureuse de les voir mais n’étais pas réconfortée tant qu’il me fallait retourner au lycée.
Mais ce qu’ils ont pu percevoir de ma souffrance, il me semble que pour ma sœur ainée les choses se déroulaient mieux, les a probablement motivés à demander leur mutation pour Tananarive ; je passai en cinquième, sûrement grâce à eux et à leurs longues discussions avec mes professeurs. Et malgré mon nouveau statut d’externe et le fait que nous habitions à cent mètres du lycée, je restais tout aussi peu en phase avec ce qui s’y passait. J’étais de plus en plus perdue, de plus en plus à l’écart. Mes camarades m’avaient trouvé un surnom : « Lame Gillette » synthèse entre mon prénom Juliette et ma maigreur. Je redoublai ma cinquième. Je me retrouvai à « l’âge normal » avec d’autres camarades. Lors de cette deuxième cinquième je passai de la place de dernière de la classe à la place de première. Le professeur de mathématiques pensait que c’était mon père qui me faisait mes devoirs. Non, je venais juste de comprendre que la seule voie possible à l’école était l’adaptation. Je m’étais adaptée. J’étais toujours moquée mais un peu plus respectée ; je m’étais même battue au sang avec une grande blonde avec des grandes tresses*. C’est la dernière qui m’appelât « Lame Gillette ». J’avais même une amie, Chantal*. J’avais enfin ma place mais conservais une certaine distance avec l’école ; chaque jour, je n’avais qu’une hâte, c’était la quitter, retrouver ma chambre pour lire, dessiner ou bricoler. Le jour où, (j’étais en quatrième), un cyclone s’abattit sur la ville et où nous vîmes le toit du lycée s’envoler, un espoir fou m’envahit : celui de ne jamais y remettre les pieds ! L’année de quatrième fut marquée par la révolution culturelle malgache qui se solda dans le sang par l’instauration d’une dictature ; l’année scolaire se termina en catastrophe, nous dûmes repartir précipitamment en France après dix ans de bonheur dans ce merveilleux pays de Madagascar. J’en ressentis à quatorze ans un véritable déchirement.
Mes parents se retrouvèrent enseignants dans le collège d’une petite ville de Gironde ; je fus scolarisée dans le même établissement. Ce fut ma dernière année d’école. J’avais de très bons résultats mais me sentais à nouveau terriblement à part : en même temps fille de profs et étrangère à tous ces camarades qui se connaissaient depuis l’enfance. Cette période de quelques mois fut transitoire. Mes parents en deuil de Madagascar, redemandaient leur mutation, le plus loin possible disaient-ils. Nous nous retrouvâmes l’année suivante au Vanuatu ; à l’époque ce minuscule archipel se nommait les Nouvelles Hébrides. J’y passai le reste de mon adolescence et c’est avec un bonheur sans égal que je poursuivis mes études secondaires par correspondance. Mes parents n’insistèrent pas pour me mettre pensionnaire à Nouméa comme cela aurait pu se faire. En seconde, première et terminale, le travail par correspondance était considérable à l’image de ces énormes liasses de documents qui arrivaient par la poste chaque semaine. Tout devait se faire par écrit. Je m’y attelais avec enthousiasme et me restreignais à un emploi du temps rigoureux. À sept heures j’étais devant ma table, à midi je déjeunais et reprenais à treize heures trente ; je finissais tôt pour aller à la plage. Mes vacances calquées sur celles de la métropole étaient inversées par rapport à celles de mes parents qui enseignaient dans l’hémisphère sud : pendant leurs vacances, je travaillais pendant qu’ils se promenaient, trainais mes liasses dans les pays qu’ils visitaient. Par contre je passais mes grandes vacances dans un petit ilot chez les parents d’une amie, à pécher, chercher des coquillages, cultiver des melons et des tomates sous les cocotiers. Ces études par correspondance devaient impliquer un travail personnel bien plus important que celui d’un lycéen normal, mais j’appréciais la liberté et l’autonomie qu’elles m’offraient dans leur mise en œuvre ; une autonomie totale dans laquelle mes parents n’ont jamais interféré. J’appréciais également la relation épistolaire que je tissais avec mes professeurs. Le fait de n’avoir jamais vu la tête de mes professeurs, également le sentiment de faire partie d’une grande nébuleuse d’élèves étudiant par correspondance de par le monde me convenait pleinement.
Au bout de ces trois ans, je partis passer mon baccalauréat en France et j’y restai pour entamer des études de médecine. Je voulais devenir médecin sans frontières telles ces personnes qui affrontaient les pires conditions pour aller soigner des gens dans les endroits les plus reculés du monde, et pour lesquelles j’avais la plus grande admiration. Or la réalité de la faculté de médecine, la foule d’étudiants qui s’y pressaient, l’esprit de compétition, les mesquineries réservées aux premières années me firent vite changer d’avis. J’y restai un an et demi. Et au bout de six mois d’errance, je rentrai à l’École des Beaux Arts un peu sur un coup de tête, presque par hasard. Il faut dire que depuis mon enfance, du plus loin que je me souvienne, je n’avais cessé de dessiner, peindre et bricoler.
Dans cette école des Beaux Arts de province je me sentis tout de suite chez moi. Malgré des objectifs pédagogiques flous voire douteux, un tiraillement entre différentes « chapelles » d’enseignants et les conflits entre eux qu’il était difficile d’ignorer, des relations professeurs-élèves qui pouvaient devenir ambiguës, des psychodrames permanents, je trouvai en ces lieux tout ce à quoi j’avais aspiré, la liberté et la possibilité d’une expression personnelle. C’était comme la conséquence logique de mon parcours compliqué à l’école. J’y passais six années mouvementées et passionnantes, dont il fallut ensuite faire le deuil, une fois mon diplôme passé.
Je pensais en avoir fini avec l’école. Mais quelques années plus tard je la redécouvris à travers mes enfants. Judith adora l’école d’emblée et le même plaisir d’y aller et d’y être l’accompagna de la maternelle au lycée ; elle s’épanouissait dans ce milieu collectif; toujours curieuse d’apprendre de nouvelles choses, elle était une élève brillante et extrêmement exigeante envers ses résultats qu’elle n’envisageait même pas moyens. Emma, par contre, n’eut pas le même intérêt pour l’école. J’étais déchirée chaque matin d’amener quasiment de force cette petite fille en pleurs, désespérée à l’idée de se rendre à l’école. Je reconnaissais là ma propre panique d’enfant et en avait l’estomac noué. La souffrance d’Emma me poursuivait toute la journée et je dus me faire violence pour ne pas céder à l’envie de la retirer de l’école comme mes parents l’avaient fait pour moi. Malgré le peu d’écoute et de compréhension rencontrés chez ses institutrices, je m’obstinai à penser que l’école serait bénéfique à mon enfant et lui apporterait ce qui avait manqué dans mon apprentissage de la vie ; en particulier ce que mon compagnon désigne avec humour ma case manquante d’expérience de cour d’école. Je réussis mon pari car Emma s’adapta peu à peu à l’école et y fit preuve à son tour de véritables facilités d’apprentissage ; mais elle garda une distance, voire une suspicion envers l’école et ses acteurs, réussissant dans ses études mais n’entrant pas dans une complète adhésion avec elle. Je crois avoir transmis à mes enfants une certaine défiance du système éducatif et de ses limites, la faculté de détecter et de mettre en débat son pouvoir de formatage tout en tirant profit de ses richesses.
Je descends d’une lignée d’enseignants : mes grands parents paternels étaient instituteurs, ma grand-mère maternelle, mon père, ma mère également, une grande partie de mes oncles et tantes étaient dans l’enseignement. Ma sœur ainée et mon petit frère sont aussi professeurs. J’ai toujours eu un immense respect pour le métier d’enseignant qui tient plus de l’engagement que du simple emploi. Je pense être riche de ses valeurs et de sa culture transmise par mes ascendants. Mais j’étais surement la seule dans la famille à avoir juré de ne jamais exercer ce métier. Et pourtant c’est bien ce que je fis un jour ; nécessité oblige d’une vie à quatre qui roulait péniblement sur le seul salaire sporadique de l’un et les ventes encore plus improbables des productions picturales de l’autre. Mettant dans la balance ce qui étaient de mes compétences et de mes diplômes, je décidai que la meilleure manière de les utiliser était de passer les concours de l’Éducation Nationale pour devenir professeur d’Arts Plastiques. C’est avec un enthousiasme insoupçonné que je me remis sur le tard à étudier et contre toute attente et au delà de tous mes espoirs je réussis les deux, CAPES et agrégation, sans pour autant être passée par l’université. Je mets une part de cette réussite sur le compte de mon parcours atypique qui me donnait un profil un peu différent et surement moins « formaté » que la plupart des candidats engagés dans la préparation aux concours.
C’est ainsi que je retournai dans la cour d’école, mais cette fois par la grande porte ; une cour d’école dont le son va toujours chercher chez moi, fugitivement, je ne sais quelle angoisse tapie dans ma mémoire.
De mon métier actuel, je ne dirai rien ici, si ce n’est qu’il faut l’exercer avec humilité, bienveillance et écoute et qu’il ne faut jamais perdre de vue les dérives possibles du pouvoir qui nous est conféré face aux élèves.
Je sais également que si je n’avais pas plaisir à exercer ce métier, je l’aurais abandonné depuis longtemps.
Serait-il ma revanche sur l’école ?
Juliette Charpentier, Paris, 9 avril 2017
Asseoir un Os dans l’encensoir
C’est voir l’assommoir sans espoir
De ses mâchoires
Et le vidoir de ses tiroirs
Savoir l’histoire de sa passoire
C’est entrevoir un soir
Le mouroir de l’arrosoir
Dans le noir
JC, CompOsition Poïetique en Boite n°9: La Trépassoire de Gertrude, Vidéo réalisée en avril 2017 avec comme accessoires entre autres : une boite de récupération ayant contenu des produits cosmétiques, une lampe torche, du papier calque et de la cendre de cheminée.
Cela fait neuf ans et trois mois que Gertrude fuit en vous souhaitant le bon soir.