Cela fait quatre ans et sept mois
que Gertrude
a la tête Ailleurs
La Rose le paye
La Noire fume
Vous avez exactement quinze minutes
pour mesurer le degré d’idiotie
du Capitaine
et percevoir
les infimes échos du vide
de sa boîte crânienne.
En deçà, l’expérience est nulle,
au-delà, cela devient dangereux.
Cela fait quatre ans et six mois
que Gertrude est en ligne
et que le Capitaine, elle,
s’acharne
à paraître intelligente.
Je dédie cette performance
au Maitre du RIEN
Krapo i2 ,
à la piètrerie
et autres piètritudes virtuelles.
Que sait faire une mouche ? Voler en tous sens, marcher au plafond – mieux que ne peut le faire le plus exercé des poètes. Mais comment, pour une mouche, conserver une image stable du monde en dépit des acrobaties sans fin qui constituent l’ordinaire de sa vie ?
Jean-Didier Vincent, Biologie des passions.
La Rose poursuit sa mise en boîte
La Noire se fait de la bile
Le Capitaine
se déboîte la mâchoire
et s’emboîte l’occiput
dans l’orbite
à force de contenir en boîtes
ses impuissances
face à la décrépitude
JC, Collection évolutive de boîtes, pots de crème « anti-âge », collage de divers éléments.
Qu’est-ce qu’une machine célibataire ? Créature dadaïste née du cerveau farceur de Marcel Duchamp (…) C’est une machine fabriquée à partir d’éléments du réel, mais qui n’est pas destinée à fonctionner comme telle. Elle est productrice de mythes. Célibataire, parce que solitaire et onaniste, elle travaille pour la seule jubilation de celui qui l’a construite ou de ceux qui l’ont empruntée.
Jean-Didier Vincent, Biologie des passions.
Depuis quatre ans et demi
est coite dans sa boite
et le Capitaine s’agite
Détail du « sous-mains » de l’étagère-atelier du Capitaine
Parmi les humeurs, une place particulière revient à la bile noire, atrabile ou mélancolie, responsable par son excès de la dénaturation et de l’affection du même nom. Les attributs qui désignent la substance ont ici un pouvoir métaphorique tel qu’ils en viennent à se confondre avec ceux de la maladie dont ils sont la cause. L’atrabile est une humeur concentrée ; produit d’évaporation, elle a accumulé les propriétés térébrantes, corrosives et agressives de la bile jaune. Comme la maladie mélancolique, elle se consume d’elle-même. Noire, elle figure la tristesse du déprimé, la nuit qui l’entoure et la mort qu’il appelle de ses vœux. De toutes les humeurs, elle est la plus instable et passe soudain de la glace à l’ébullition.
Jean-Didier Vincent, Biologie des passions.
Le Capitaine exsude
et Gertrude exulte
depuis quatre ans et demi
En arrière plan: La Relique du Navigateur Inconnu.
Le père du Capitaine disait que, sur tout rafiot en perdition, la coutume était de dire : Les femmes et les enfants d’abord.
Ainsi, le Capitaine brodait depuis quatre mois de doux coussinets à l’usage de ses interlocutrices, sans aucune ambition de sauver ces dernières du désastre.
Telle Pénélope attendant le retour d’Ulysse elle aurait pu poursuivre ses activités occupationnelles sur canevas et offrir ainsi quelques coups saints de plus à ses innombrables admirateurs.
Mais, consciente du peu d’intérêt suscité par ses ouvrages de dames auprès de la gent masculine, elle décide cependant de braver pour la dernière fois les stéréotypes rugissants sur son coussin flotteur, de tirer l’aiguille un peu plus loin et d’exhiber ses dessous pour raviver la flamme du Navigateur Inconnu.
Mon cinquième est pour*
*Celui que je ne rencontrerai jamais
Cela fait exactement quatre ans et cinq mois
que Gertrude est en ligne
et ne sait pas à qui elle parle
L’inconsciente Rose continue à draguer
et la Noire toujours aussi paumée
ne sait toujours pas où elle habite
Aujourd’hui 27 mai 2012*,
je dédie cet article à Mathieu Simonet, écrivain.
Gertrude et Juliette, vues de dos à vingt ans.
Je ne voulais pas lire celui-là et pourtant c’est bien celui-là que j’ai acheté.
Il y a environ quatre semaines, je suis entrée dans une librairie parisienne, je cherchais Les Carnets blancs de Mathieu Simonet1 ; je ne les ai pas trouvés, mais j’ai trouvé La Maternité2, celui que je ne voulais surtout pas lire. Curieusement je n’ai pas cherché plus loin, j’ai donc acheté La Maternité.
Le livre est resté deux semaines dans sa poche plastique, posé sur une chaise dans le couloir de mon appartement. Puis j’ai fini par le sortir ; je l’ai posé sur ma table de chevet à côté de mon lit. Je le regardais tous les soirs sans l’ouvrir : blanc, lisse, cerné de rouge, comme un faire-part de deuil qui se serait trompé de couleur. Je n’avais même pas lu la quatrième de couverture, je savais ce que le livre contenait et j’avais peur de l’ouvrir.
Pendant quinze jours, j’ai relu Marguerite Duras : je lisais La Vie tranquille et je gardais le livre de Mathieu Simonet à côté de moi.
Il y a deux jours, je l’ai enfin ouvert: je l’ai lu d’un trait presque sans respirer. Le texte respirait pour moi, souffle par souffle, touche par touche. Je suis descendue tout au fond, de marche en marche, de palier en palier; j’ai plongé sans retour. J’ai déchiffré, presque prononcé tout haut, ce mot « Maman » scandé au fil brisé du texte, comme pour morceler un peu plus cette écriture qui s’égrène comme le temps, simple, plaçant l’émotion et le factuel médical au même niveau d’asepsie.
Mathieu Simonet écrit la mort de sa mère, la maladie et les derniers instants ; sans détours si ce n’est ceux de la mémoire qui fait des boucles jusqu’à en boucler le cycle de l’existence. Il nous livre cet amour absolu et intime entre un fils et sa mère sans nous inviter une seule fois à quelque compassion.
Je pense aux « Derniers portraits », à L’enfant malade de Munch, à Valentine peinte par Ferdinand Hodler.
Je lis les lignes de Mathieu Simonet et la peur m’abandonne, j’ai pourtant failli m’y abandonner…
Et je n’aurais jamais dû les lire, car je ne connais pas Mathieu Simonet. Quelques semaines auparavant, je n’avais aucune idée de son existence, je n’avais jamais entendu parler de cet auteur.
J’ai juste reçu un courriel vers le vingt avril, transmis par une amie ;
le courriel écrit par un certain Mathieu Simonet était adressé à un groupe de personnes et proposait une expérience, presque une performance : il s’agissait d’aller visiter l’exposition « Intense Proximité » au Palais de Tokyo3 en compagnie d’un(e) inconnu(e) (tiré(e) au sort par Mathieu Simonet) et de lui tenir la main (minimum pendant une minute) lors de la visite. Le rendez-vous et les modalités de la rencontre devaient être fixés par SMS.
Puis, pour le lendemain au plus tard, il fallait écrire et envoyer un texte sur l’expérience. Mathieu Simonet utiliserait des fragments des textes dans un article pour le Magazine Littéraire.
Je ne faisais pas partie de la liste de diffusion de départ, mais je posai ma candidature, étant munie de l’essentiel pour y participer, c’est-à-dire d’Internet, d’un téléphone portable, d’assez de curiosité pour jouer le jeu de l’inconnu ou le jeu (virtuel) d’un inconnu, et surtout de suffisamment de peur de « l’intense proximité » qu’impliquait ce contact physique et réel de la main d’un(e) inconnu(e).
Je participai donc à l’expérience. Voici le texte que j’envoyai à Mathieu Simonet :
Des expositions, j’en ai vues, avec des inconnus j’en ai visitées, je n’étais jamais venue dans une exposition pour tenir la main d’un(e) inconnu(e).
De cet(te) inconnu(e) je ne dirai rien car ma main garde bien mieux que les mots le souvenir de cette étrange intimité.
De la visite de l’exposition, je ne retiens que les tiraillements de mes sensations, la polarisation de mon attention sur ces quelques centimètres carrés de peau contre une autre peau, mon regard comme « shunté » par ce contact de paumes qui le temps du parcours s’est imposé comme interface entre le Monde et moi.
Homme ou femme, jeune ou vieux, qu’importe ; seul le trouble de cette « proximité » de l’autre, dont je ne sais rien ou presque, persiste à mon réveil à chaud, en ce lendemain… sans distance.
Tout a commencé comme une histoire d’amour, pas de celles que l’on vit, mais de celles que l’on raconte ou que l’on se raconte ; presque un roman pour midinette.
Tout est là pour réveiller la petite chose palpitante, cette émotion mièvre et un peu honteuse prête à céder à quelque stratégie du facétieux entremetteur, à se laisser aller au jeu de l’amour et du hasard : instructions, petits messages et mystères suspendus à l’attente de la Rencontre…
La proposition est ciselée au détail près, détail qui en fait basculer toute banalité ; elle va jusqu’à préciser l’imprécision sans l’imposer : Tenez vous la main une minute ou … ? Le doute est terrible et se mue en sentiment : M’aimerez-vous assez pour me tenir la main ? La minute réglementaire sera-t-elle la limite de notre amour ou de notre détestation ? Ou pire, sera-elle le temps imparti à notre indifférence ?
Prendre la main de l’autre devient alors un acte conscient, d’autant plus charnel qu’il est cérébral. Acte qui scelle un pas et un regard siamois, parallèle mais pas forcément conjoint, un abord ensemble mais pas obligatoirement concerté de l’espace et des choses. Promenade côte-à-côte, main à main, qui tente d’intégrer les signes extérieurs, d’objectiver son but, dans le circuit d’une double subjectivité qui tend au face-à-face. Le « nous » se noue et se dénoue au gré de cette recherche de distance essentielle à son équilibre.
Et, à mesure que « notre » proximité prend de l’assurance dans un parcours dont nous finissons par accepter l’indécision et les repentirs sur lui-même, et que nous cherchons les connivences que tissent et doivent tisser les objets exposés entre eux et avec notre couple improbable, notre regard, soudain, se retourne : des œuvres il glisse vers ceux qui les regardent, puis vers ceux qui nous regardent.
Nous ne regardons plus, nous sommes regardé(e)s ; de sujets regardeurs nous devenons objets de regard et nous sommes fier(e)s de nos mains jointes et manifestes, de ce sentiment partagé, de cette histoire d’amour racontée par les yeux des autres.
Histoire d’une proximité, jouée et exposée en un lieu et un temps par un tiers qui, lui, se tient à distance et sera le seul apte à mesurer l’expérience.
Il s’agit en effet de comprendre à quel point un tel dispositif, autorisant le trouble de l’intimité, forçant la proximité et faussant les distances, permet d’aborder les infimes subtilités de cette exposition ; une exposition qui, à travers un choix d’objets allant du domaine ethnologique à une certaine expression hors frontières, se donne à voir plus dans « l’entre » et l’interstice que dans le factuel, plus dans la surface parfois grinçante et aveugle des contacts que dans le visible, plus dans la dissonance de ses accords que dans l’harmonie d’un bel accrochage…
Mais ceci ferait l’objet d’un autre texte…
Merci à Mathieu Simonet.
Juliette Charpentier, Paris, 22/04/12
L’article de Mathieu Simonet, en relation avec cette expérience, est publié dans le Magazine Littéraire4 du mois de Juin sous le titre Duos en Triennale.
Quant à moi, je referme le livre La Maternité, un mois après avoir vécu cette aventure.
Ce vingt et un avril, je n’ai pas seulement tenu la main de Polina le temps de la visite, je crois aussi avoir accompagné Mathieu au Palais de Tokyo comme sa mère a pu le faire auparavant. Je pourrais avoir le même âge que cette « maman » qui, avant de mourir, écrivait des textes sur son enfance à son fils, comme une ultime transmission.
À présent la lecture et la visite se confondent comme un même et seul acte ; je prends acte de cette continuité, de cette « intense proximité », d’autant plus intense qu’elle se produit avec l’inconnu.
Juliette Charpentier, 27 mai 2012
1- http://mathieusimonet.com/sommaire.html
et http://matthieux.blog.lemonde.fr
2- http://www.mathieusimonet.com/Mathieu_Simonet_-_Site_officiel.html
3- http://www.palaisdetokyo.com
4- http://www.magazine-litteraire.com
* Quand j’ai publié cet article, j’ai envoyé un courriel à Mathieu Simonet pour lui en signaler la parution; il m’a dit que le 27 mai était le jour de son anniversaire.