Canopée n°2.


            En quelle manière sont donc ces deux temps, le passé, et l’avenir ; puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore ? Et quant au présent, s’il était toujours présent, et qu’en s’écoulant il ne devint point un temps passé, ce ne serait plus le temps, mais l’éternité. Si donc le présent n’est un temps que parce qu’il s’écoule et devient un temps passé, comment pouvons-nous dire qu’une chose soit, laquelle n’a autre cause de son être, sinon qu’elle ne sera plus ? De sorte que nous ne pouvons dire avec vérité que le temps soit, sinon parce qu’il tend à n’être plus.

Saint Augustin, Confessions.

Carte postale numéro neuf.

JC, Passerelle des Arts, 1998,
 Photographie noir et blanc,
Appareil à sténopé , périgraphie cylindrique,
temps d’exposition: 8s.

Sous le pont Mirabeau coule la Seine
            Et nos amours
       Faut-il qu’il m’en souvienne
La joie venait toujours après la peine
 
     Vienne la nuit sonne l’heure
     Les jours s’en vont je demeure
 
Les mains dans les mains restons face à face
            Tandis que sous
       Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l’onde si lasse
 
     Vienne la nuit sonne l’heure
     Les jours s’en vont je demeure
 
L’amour s’en va comme cette eau courante
            L’amour s’en va
       Comme la vie est lente
Et comme l’Espérance est violente
 
     Vienne la nuit sonne l’heure
     Les jours s’en vont je demeure
 
Passent les jours et passent les semaines
            Ni temps passé
       Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
 
     Vienne la nuit sonne l’heure
     Les jours s’en vont je demeure

Guillaume Apollinaire,
Le pont Mirabeau,
Alcools.

Carte postale n°6.

JC, Passage de péniches sous le Pont Neuf, 1998,
 Photographie noir et blanc,
Appareil à sténopé , panoramique,
temps d’exposition: 18s.

Les pécheurs sont des sentinelles
une ligne indique le ciel
Demain sera moins gris qu’hier
Un morceau de bois qu’entraine le courant
ma pensée
un miroitement
des péniches dociles
le fil

le grouillement du pont
m’appelle

Philippe Soupault,
Quai.

Carte postale n°3.


JC, Port de Passy, 1998,
 Photographie noir et blanc,
Appareil à sténopé , panoramique,
temps d’exposition: 8s.

L’aurore grelottante en robe rose et verte
S’avançait lentement sur la Seine déserte,
Et le sombre Paris, en se frottant les yeux,
Empoignait ses outils, vieillard laborieux.

Charles Baudelaire,
extrait de
Le crépuscule du matin,
Les fleurs du mal.

14 juillet 2008: Architectures.

Que chaque homme crie:
il y a un grand travail
destructif, négatif, à accomplir.

Tristan Tzara, Manifeste DADA, 1918.

Objets divers, Briques de la commémoration de la prise de la Bastille, 1989

    Qu’est-ce qui vaut davantage, un kilo de pierre ou un kilo d’or ? La question n’a l’air ridicule que pour le commerçant. L’artiste répondra :  « Pour moi, tous les matériaux sont également précieux. »
La Vénus de Milo aurait autant de valeur si elle était en pierre à gravier – à Paros on gravillonne les rues avec du marbre de Paros – ou en or. La Madone de Saint-Sixte ne vaudrait pas un sou de plus si Raphaël avait mélangé quelques livres d’or à ses couleurs. Un commerçant qui devrait envisager de fondre une Vénus d’or ou de gratter la Madone de Saint-Sixte serait naturellement obligé de raisonner en d’autres termes.
    L’artiste n’a qu’une ambition : il veut dominer son matériau de telle manière que son travail devienne indépendant de la valeur de ce qu’il met en œuvre. Malheureusement nos constructeurs ignorent tout d’une telle ambition. Pour eux un mètre carré de mur en granit a plus de valeur qu’un mètre carré de mur en mortier.
    Le granit en soi n’a pourtant aucune valeur. Il forme des chaînes de montagne, où il suffit d’aller se servir. Avec le granit on gravillonne les rues, on pave les villes. C’est la pierre la plus commune, le matériau le plus commun que nous connaissions. Et pourtant il est des gens qui le tiennent pour notre plus précieux matériau de construction.
    Ces gens disent matériau et pensent travail . Travail humain, savoir-faire et art. Car le granit exige beaucoup de travail. Il en faut pour l’arracher aux montagnes, il en faut pour l’amener à son lieu de destination, il en faut pour lui donner la forme convenable, il en faut pour le tailler et le polir. Alors devant un mur de granit poli, notre cœur se mettra à battre. Nous nous sentirons envahis d’un sentiment de vénération. Devant le matériau ? Non pas : devant le travail humain.

    Donc le granit serait tout de même plus précieux que le mortier ? Ce n’est pas ce que nous voulons dire. Car une paroi avec des décorations en stuc de Michel-Ange éclipsera même le mur de granit le mieux poli. Ce qui détermine la valeur d’un objet, ce n’est pas seulement la quantité de travail investi, mais aussi sa qualité.
    Nous vivons en un temps où la quantité de travail fourni compte par-dessus tout. Celle-ci est facile à calculer, elle frappe chacun d’emblée et n’exige ni regard exercé ni connaissances particulières. Là il n’y a pas d’erreur. Tant d’ouvriers ont travaillé pendant tant d’heures pour tel salaire. Chacun peut faire le compte. Nous aimons à dire à tout le monde la valeur des choses qui nous entourent. Dans cette optique, les matériaux qui réclament le plus long travail seront aussi les plus considérés.
    On n’a pas toujours pensé ainsi. Autrefois on construisait avec les matériaux les plus aisément accessibles. En maintes régions avec de la brique, en d’autres avec de la pierre, ailleurs encore les murs étaient recouverts de mortier. Ceux qui construisaient ainsi se sentaient-ils inférieurs à l’architecte qui utilisait la pierre ? Pourquoi donc ? Une telle pensée ne venait à l’esprit de personne. Si on avait disposé de carrières dans les environs, on aurait construit en pierre. Amener de loin des pierres destinées à la construction paraissait plus une affaire d’argent qu’une question d’art. Et jadis l’art, la qualité du travail, comptait plus que de nos jours.


Adolf Loos, Paroles dans le vide, matériaux de construction, 1898,
Edition Champ libre, 1979.

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