Nikomat janvier 1999
Nikomat mars 2016
Depuis dix-sept ans, rien.
Si peu d’évocations et un deuil arrêté enfermé, comme l’urne dans sa boite en carton tout en haut, tout au fond de la grande armoire.
Et soudain, cet appareil photo. Ma mère me l’offre comme une évidence dix-sept ans après la mort de mon père. L’objet n’avait jamais bougé de l’autre armoire, celle de l’Yvonne.
Ma première réaction est de refuser ce présent . Car « présent » est cet appareil photo ; si présent qu’il me semble impossible de me l’approprier comme s’il appartenait encore à mon père. Aussi dois-je faire l’effort de penser mon père au passé pour enfin m’en saisir et oser le manipuler.
L’appareil faisait partie de tout cet ensemble d’objets techniques que mon père affectionnait et préservait jalousement , de la caméra qui enregistrait notre vie familiale au télescope pour suivre la course des étoiles, du baromètre pour mesurer la pression atmosphérique aux pendules qu’il remontait cérémonieusement toutes les semaines.
Œil paternel qui nous regardait grandir, l’appareil photographique était de chaque évènement grand ou petit, de chaque déplacement, même le plus anodin.
Véritable métonymie emportant sa présence, je le vois très précisément dans les mains de mon père.
L’appareil a été acheté vraisemblablement vers 1975 dans le Pacifique Sud et provenait directement du Japon. De marque Nikon, il porte l’inscription Nikomat, et non Nikormat comme ceux conçus pour l’exportation que l’on trouve en France. Le boitier s’accompagne de quelques accessoires objectifs, flash, pied.
Je l’examine pour la première fois avec attention ; Il est lourd et robuste, le mécanisme simple, presque rudimentaire ne possède aucun automatisme.
Je m’apprête à l’ouvrir quand je remarque que le compteur de vues indique le chiffre 9 : Une pellicule est engagée, entamée, huit photos impressionnées sont là depuis dix sept ans. La mince couche de gélatine témoin de la lumière passée, dans l’effacement probable des sels d’argent, attend mon regard dans l’obscurité de la boite. Elle emporte ma décision et moi j’emporte mon précieux butin à Paris : je finirai la pellicule, celle que mon père a commencé juste avant sa mort.
Car moi aussi je suis un peu photographe, comme l’était mon père, en amateur, sans prétention . C’est bien grâce à lui que je le suis devenue. Il se trouve aussi que, depuis peu, après des année de numérique, je m’intéresse à nouveau à la photographie argentique ; j’ai ainsi exhumé et scanné des dizaines de pellicules noir et blanc réalisées dans ma jeunesse. J’ai également ressorti mes vieux appareils et acheté un antique boitier grand format sur internet.
Le Nikomat vient à point nommé, il sera l’outil indispensable à ma pratique.
De retour à Paris, j’ose enfin appuyer sur le déclencheur. Mais c’est sans compter sur les années de sommeil et d’inactivité du mécanisme qui se bloque aussitôt.
Il ne fallait pas croire que je pourrais m’approprier ainsi, sans vergogne, l’appareil photo que mon père avait bichonné pendant vingt-cinq ans et rangé pour dix sept ans d’oubli dans l’armoire de l’Yvonne. « On ne réveille pas les morts si facilement » me rappelle le deuil qui reste toujours à faire.
L’objet-œil paternel résiste à ma frustration, à ma déception, à ma peur d’avoir anéanti tout ce soin. À la hâte, je rembobine la pellicule entamée, celle que je ne finirai jamais. Je sais que j’ai irrémédiablement voilé quelques vues par des manipulations maladroites. Combien en restera-t-il sur les huit présumées?
Alors l’urgence s’impose face à cette deuxième mort. Une deuxième chance pour l’urgence qui n’a pas réussi à refaire partir la mécanique cardiaque de mon père.
Dans l’heure il me faut trouver un réparateur qui saura remonter le temps, rendre à l’objet l’éclat de sa perfection, celui qu’il avait du vivant de mon père. Peu importe le prix ; je traverse la ville le jour-même pour confier l’appareil malade. Il sera guéri dans trois semaines. En passant je dépose la pellicule dans un magasin spécialisé.
Je récupère le négatif quelques heures plus tard, et le scanne ; apparaissent quatre images aux couleurs pales et au grain marqué : paysages de neige d’une Dordogne familière, témoignage modeste des dernières vacances passées en famille avec mon père : trois vues où je reconnais ma sœur, ma fille adolescente, le chien de la maison qui suit, et ce paysage sans personne avec, au centre, le château dans la brume.
On a toujours photographié le château, c’est comme un rite, comme une politesse qu’on lui ferait en passant .
Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, mars 2016 (extrait)
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