Vain sur vain : le journal du journal. Exception au Capitaine N°16.

 

 

 

 

 

 

La première hirondelle, le magnolia en fleur, les courses, la promenade du côté de l’étang, le jardin, les légumes du potager, le repas du dimanche, la lessive, les truites péchées par mon grand-père, les émissions télévisées…
Les oiseaux, les fleurs tiennent une grande place dans le journal de Jeanne, ma grand-mère, et une succession de petits riens d’un quotidien bien rempli à deux (mon grand-père Baptiste y est omniprésent) entrelacés à notre histoire familiale dont le moindre événement grand ou petit, carte, lettre, coup de fil, visite programmée ou impromptue est scrupuleusement consigné entre clafoutis et parties de scrabble ; dates oubliées mais ici remises à leur juste place dans une chronologie implacable qui force la mémoire.
N’oublions pas non plus les gens du village dont les trois quart ont été élèves de mes grands-parents instituteurs toute leur carrière dans la même école. Une succession de noms de personnes inconnues qui font vaguement écho à mes souvenirs pour les avoir entendus prononcés enfant. Pour mes grands-parents, pas un pas dehors sans les rencontrer et porter attention aux joies et maux de chacun, mariages, naissances et morts. Les anciens instituteurs sont respectés, écoutés, Ils se doivent de féliciter les heureux, consoler les endeuillés, se rendre à chaque enterrement (beaucoup d’enterrements), ma grand-mère tricote des petits chaussons et écrit des cartes de condoléances. Comme dans tous les petits bourgs, les histoires vont bons train. Ma grand-mère Jeanne les relate soigneusement comme tout le reste, avec parfois une pointe d’humour (ce qui la caractérise bien) mais sans aucune moquerie ni jugement si ce n’est force détails laissés à l’appréciation du lecteur.

La belle écriture serrée au français et à l’orthographe impeccables de celle qui est sortie très jeune major de sa promotion de l’École Normale, court ainsi sur les 1300 pages du journal qu’elle a tenu pendant trente ans jusqu’à sa mort.
Les premières années, ma grand-mère écrit dans les cahiers d’écoliers non utilisés (rien ne se perd). Les évènements y sont détaillées, certaines journées occupent plusieurs pages. Le récit va ensuite s’organiser de manière plus systématique dans les agendas de l’UNICEF qu’elle achète tous les ans. L’écriture s’adapte à la taille de la case consacrée au jour. S’il le faut elle s’amenuise, se condense, quelques abréviations apparaissent pour ne sacrifier aucune information au manque de place.

Trente ans de compte rendu quasi quotidien ; à quel moment de la journée écrivait-elle et pour quel regard ? Tout est noté (dans quel but ?), tout est dit en apparence pour le lecteur, que je suis à présent, mais rien n’est exprimé de son ressenti, de ses sentiments, de ses joies ou de ses angoisses.
Par exemple, rien ne transparait à travers les mots lors de la grave maladie de mon grand-père entrainant hospitalisation et intervention. Par pudeur (« nous ne sommes qu’une famille de petits instituteurs ») ou parce que les inscrire serait leur donner une réalité insoutenable, les évènements pénibles et la maladie ne sont jamais nommés ; par recoupement des paroles familiales, je les sais plus que je ne les lis. Seule l’écriture joue le sismographe des tremblements intérieurs du cœur bien caché de ma grand-mère, les mots hésitent, la graphie se trouble, pour se raffermir quand ça va mieux, quand la vie reprend son cours.

La dernière ligne écrite dans le journal est une note qui pourrait sembler anodine mais qui en dit peut-être long sur les difficultés de la vieillesse : un rappel du prochain passage de la personne qui vient faire le ménage et aider le couple dans ses tâches quotidiennes ; suit une liasse de pages blanches comme pour annoncer que quelques semaines après le cœur de ma grand-mère s’arrêterait.
Celui de mon grand-père, brisé par le chagrin, ne résistera pas très longtemps au manque de celle qui fut à ses côté pendant près de 70 ans.

Depuis quelques mois, je numérise l’énorme quantité de documents récupérés dans la maison de mes parents, photos, diapositives, correspondances et divers écrits dont le journal fleuve de ma grand-mère, autant d’éléments qui s’imbriquent les uns dans les autres pour reconstruire une temporalité familiale.

Sentiment indéfinissable que le mien quand je pose la dernière page du journal sur la vitre de mon scanner .
Vanité d’une entreprise qui fut la sienne, qui est la mienne.
J’ai entendu sa voix si familière dans ma mémoire sans pour autant percer l ‘énigme de son propos ni de ses motivations. Rester vivant ?
Cela me renvoie à ma propre finitude.

Qu’aurait-elle dit du drôle de journal où j’écris ces lignes aujourd’hui ?

Parallèlement à son journal Jeanne écrivait ses souvenirs et des bribes d’histoire familiales dans un carnet. J’évoquais déjà ce dernier en aout 2015.

14 ans ou les états intermédiaires de l’Os.

 

Suspendue*
entre J et G
entre virtuel et réel
entre os et chair
entre matériel et immatériel
entre artificiel et artifice

entre être vivant et nature morte
entre sommeil et éveil
entre art et science
entre blog et blob
entre idiotie et performance
entre le chrono et le dernier métro
entre encensoir et repoussoir
entre obsession et détestation
entre la dérive et le rivage
entre image et imaginaire
entre la mer et l’amer
entre plume et plomb
entre elle et moi
entre l’âme et la lame
entre la mémoire et l’amnésie
entre histoire et légende

entre appât rance et attirance

entre absurdité et vérité
entre crâne et écran
entre éphémère et éternité
entre protocole et pot de colle
entre tête en os et os en tête
entre dessous et dessus
entre miracle et raclure
entre oeuvre et ouvrage
entre corps et corpus
entre reliques et liquéfaction
entre représentations et présence
entre vacance et vacuité
entre cliché et chez qui
entre référence et irrévérence
entre peur et fascination
entre diction et addiction
entre décompte et comptes à rendre
entre message et passage
entre article et artiste
entre peinture et Gertrude
entre taxinomie et taxidermie
entre temps et tant pis
entre cycle et recyclage
entre rire et larmes
entre objet et sujet
entre question et interrogation
entre texte et prétexte

entre motif et motivation
entre jeu et je
entre animation et inertie
entre cadeau et cas d’os

entre énigme et transparence
entre absorption et opacité
entre vous et moi
entre silence et conversation
entre nature et culture
entre mot et maux
entre sensible et sensationnel
entre lumière et obscurité
entre ricanement et grincement
entre forme et informe
entre crâne et oeuf
entre couleur et grisaille
entre neuf et neuve
entre structure et déliquescence
entre hasard et maitrise
entre écriture et décrépitude
entre plein et vide
entre interstices et sutures
entre unité et duplicité
entre Eros et Thanatos
entre aile et son double
entre rose et noir
entre néant et béant
entre rien et vain

Gertrude a maintenant
quatorze ans
en latence
entre enfance et obsolescence
intermédiaire
ad Os les sens
du Terme


JC, décembre 2021, Blob-Os, sclérotes de physarum polycéphalum sur papier absorbant.
Chaque élément : 8 x 10 cm.

Physarum polycéphalum, myxomycète unicellulaire de l’ordre des physarales 
familièrement appelé « blob » faisant actuellement l’objet d’études par le CNRS (Audrey Dussutour, chargée de recherche),
et particulièrement prisé par les enfants et les adolescents comme « être de compagnie », ici en état de latence déshydratée sorte de mise en sommeil en attente d’un éveil.

*Presque dans l’idée inframince et approximative de l’Inframince, concept duchampien. Hommage au grand MD toujours entre inégalable et inimitable.

 

13 ans ou bilan de « blogounette ».

 

JC, 2020, Remplissage de Gertrude,
fil de coton écru, provenant d’une filature en faillite et trouvé dans une brocante, sur suédine ( fausse peau) écrue, 25 x 34 cm.
Broderie inachevée, work in progress, mise en scène sur une nappe blanche ancienne ajourée à l’aide d’un appareil photographique numérique installé sur un trépied.

Chers interlocuteurs passés, présents et futurs,
voici treize ans exactement, je créai ce blog dont l’objet central est un crâne, Gertrude, que j’ai acquis lors de mes études à l’école des Beaux-Arts, il y a une quarantaine d’année.
Jeudi 3 janvier 2008 était sûrement un jour un peu vide et la mise en ligne de Gertrude un peu fortuite histoire de combler un petit sentiment d’ennui et de rêverie ; pas véritablement un projet, juste une expérience.

L’entreprise « gertrudienne » sur Internet, improbable à ses débuts, s’est très vite avérée pour moi passionnante et indispensable ; se sont imposés rapidement des protocoles, des rites et des obligations comme la scansion du temps, le jeu avec les mots, l’interaction entre les textes et les objets (dérivés de Gertrude), la mise en scène photographique de ces objets (petites réalisations plastiques), un ancrage plus ou moins étroit dans des références artistiques ou dans des évènements autobiographiques.

Le Blog de Gertrude, malgré son apparence décousue et hasardeuse, répond à une véritable construction structurée et pensée; une solidité qui l’a probablement sauvé du naufrage qu’auraient pu provoquer toutes les turbulences qu’il a traversé entre ramifications et fusions diverses, traversées du désert, changements de plate-forme et c…

J’ai, par ailleurs, renoncé à ranger ou remettre en place les quelques 986 articles et 19829 commentaires mis en vrac par ces péripéties, ou télécharger à nouveau les vidéos devenues inopérantes.
J’ai même attribué à ce désordre, générateur d’une perte de lisibilité des premiers temps du blog, une correspondance avec les mécanismes mémoriels de mon propre cerveau : j’ai, ainsi, de ces treize années de blog, des souvenirs précis de parutions ou de conversations au détriment d’autres quasiment oubliées.

Maintenant, le Blog de Gertrude, bien loin d’être fragilisé par ses errances, est d’autant plus policé, rythmé, structuré par des protocoles précis et identifiables.

Mais l’expérience du Blog de Gertrude n’aurait strictement aucun sens sans interlocuteurs: vous, qui me suivez parfois depuis plusieurs années de près ou de loin et qui n’avez jamais interrompu la conversation.

L’aventure qui dure à présent depuis treize ans, un chiffre à la fois vertigineux et dérisoire au même titre que son objet vaniteux, serait très vite tombée dans une impasse sans les discussions passionnées et passionnantes instaurées dès ses débuts autour de Gertrude, et s’est vite révélée un incroyable medium d’échanges, souvent restés virtuels, parfois aboutissant à des rencontres dans la vie réelle.

Via Gertrude, vous avez joué avec moi, avec les mots, les concepts, les références. Ce fut l’occasion de maintes joutes rhétoriques réjouissantes, de plaisanteries, de calembours et surtout d’un nombre impressionnant de « blagounettes » voire de brèves de comptoir jusqu’à parfois mettre en danger le caractère spirituel et intelligent que j’ambitionnais dans ma démarche.

Car démarche il y a, même si peu ont reconnu ici un dessein artistique (risquons le mot) à cette construction virtuelle toujours sur le fil entre ridicule et effrayant, entre idiotie et autobiographie.

En effet la création du blog de Gertrude survient en 2008 dans ma pratique, à un moment où je suis un peu enlisée dans une recherche picturale qui tourne en rond sans aboutir.

Gertrude, plutôt la réactivation de ce crâne sur Internet, est pour moi une expérience inédite, un moteur incroyable pour mes activités plastiques et ma motivation intellectuelle, une performance aux inventions infinies, le réceptacle (vide !) de toutes les possibilités créatives.

L’expérience Gertrude ,vue en perspective, n’est pas pour autant déconnectée de mon parcours artistique (risquons encore le mot) jamais interrompu depuis plus de quarante ans ; elle est l’issue logique et nécessaire des recherches picturales que je menais depuis des années. Maintenant, avec du recul, j’en prends conscience.

Au bout de ces treize années, il est possible que Gertrude ait perdu un peu de son essentialité dans mes activités : le partage « magique » du virtuel s’est un peu étiolé dans votre probable lassitude d’interlocuteurs gertrudiens, dans l’obsolescence du concept de « blog » au profit des réseaux sociaux qui m’intéressent moins.
Et il est possible que mon travail plastique se déploie à présent davantage dans le réel plutôt que dans le virtuel, plaçant ainsi le blog en arrière plan de ma pratique.

Je me suis interrogée bien des fois sur l’opportunité d’arrêter le blog de Gertrude mais j’ai toujours trouvé de bonnes et mauvaises raisons de poursuivre.

Je n’ai encore rien décidé pour la suite, je pense peut-être à de nouvelles modalités ou protocoles, par exemple à une nouvelle catégorie qui s’intitulerait « Une toute autre histoire »…
Et m’en remets toujours à ma chère devise : rien n’était prévu mais rien ne sera laissé au hasard.

 

Le 03/01/2021
Juliette Charpentier,
plasticienne, créatrice et administratrice du Blog de Gertrude.

 

Gertrude pique assiette* (ou Gertrude pharmacie*).

Cela fait douze ans et six mois
que Gertrude s’invite gratis
sur le Web
pour tenter en vain
de recoller les morceaux
de son passé disparu
avec les moyens du bord
et quelque louche pharmacie*
porcelainière

Elle reste définitivement
CRÂNE
et
BRUT*
de décoffrage

JC, juillet 2020, Gertrude pique assiette* (ou Gertrude pharmacie*), installation éphémère sur une surface de béton brut de tessons en porcelaine, faïence et céramique trouvés sur le terrain du Moulin Deschamps.

*Encore quelques références ready-made.

Gertrude Perlette.

Enfant, un de mes livres préférés était un album du Père Castor, « Histoire de Perlette, goutte d’eau ». J’étais captivée par les péripéties de cette petite goutte d’eau du ciel jusqu’à l’océan. Ce livre n’a jamais quitté la maison de mes parents et je revois encore mon père le lisant à ma première fille ; et dans les yeux de cette dernière la même passion pour l’histoire de Perlette la goutte d’eau. Elle doit avoir trois ans.

J’adorais également enfiler des perles. Cette activité toute simple, quasi automatique, me procurait je ne sais quelle sérénité et stimulait les vagabondages de mon esprit.
J’ai d’ailleurs, bien plus tard, écrit ou divagué à ce propos (cliquez ici) .

Je suis également fascinée par certains phénomènes naturels y compris celui de la formation des perles dans les secrets replis de la chair des coquillages.

Et par les formes si complexes, si parfaites et imparfaites du crâne de Gertrude.

Gertrude Perlette, boules en pâte à modeler durcissante (respectivement 1, 2 et 6 cm de diamètre) , peinture acrylique, vernis,
boite en métal ajouré ornée de perles en plastique (18 x 14 x 10 cm)
et porte savonnette en barbotine (8 x 7 x 5 cm) chinées dans la région de Brive.

Cela fait exactement
onze ans et onze mois
que GertrudeS est la perle baroque
de ma pratique

Cela fait exactement
onze ans et onze mois
que GertrudeS est une goutte d’os
dans l’océan du Web

Gertrude avant Gertrude: L’exception au Capitaine n°12

 

Et si Gertrude était
une machine à remonter le temps ?

« … Arrivée à mon âge, on se dit finalement qu’on a plus de passé que de futur, bien plus à raconter à rebours qu’en avant… »

En attendant que
la Capitaine Crâneuse
concrétise un tel projet
qu’elle procrastine un peu
bulle de temps en temps
reporte au lendemain
quelques rétropédalages dans l’os
vous pouvez toujours
lire ou relire le texte
« La princesse Gertrude »

Gertrude, Éphémère devant l’Éternel.

Cela fait dix ans et deux mois
que Gertrude a toute l’éternité
pour être éphémère*.

*Jusqu’au déménagement de son étagère ce sera inventaire dérisoire et mise à l’os.

 

Photographie non contractuelle avec la complicité de Benjamin Vautier et de ses produits dérivés à l’insu de son plein gré.

Os in-textricable.

Neuf ans et neuf mois de toile et d’écriture: Gertrude est toujours aussi

IN-TEXTRICABLE

JC, septembre 2017, L’Os in-textricable, papier imprimé découpé et collé selon la technique (ou presque) des paperolles, cadre, 24 x 33 cm.

Cette pièce a été réalisée avec une patience d’illettrée à partir de l’impression sur papier du texte initialement écrit à l’occasion du 9 avril 2014 (cliquez ici) et retranscrit ci-dessous:

La répétition du même motif n’est pas quelque chose de nouveau dans ma pratique.

Enfant, je dessinais des « usines à poulets », des enchainements sans fin de machines, d’engrenages, de tapis roulants, de rouages autour desquels s’activaient sans relâche des volatiles à crêtes hérissés et aux pattes grêles.

Je me souviens très bien du plaisir que j’éprouvais à détailler cette activité et à remplir la surface du papier de toutes les possibilités articulatoires que m’offrait ce système jusqu’à celle de continuer sur une autre feuille. Je ne pense pas m’être ennuyée une seule fois à dessiner ces combinaisons répétitives et il me semble avoir poursuivi cette marotte un certain nombre d’années.

À l’âge adulte, alors que je commençais à avoir une pratique de peintre à l’École des Beaux-arts, j’ai très vite retrouvé cette jubilation de la répétition.

Il est une période antérieure aux épisodes abordées précédemment dans ce blog où je pris véritablement conscience du pouvoir de renouvellement de la répétition, ainsi que de sa capacité à provoquer le surgissement de phénomènes nouveaux.

Je mélangeais alors autoportraits et motifs décoratifs (parfois « empruntés » à ceux si beaux d’Henri Matisse). Je travaillais avec des pigments mélangés à de la paraffine que je faisais chauffer, et que je devais appliquer immédiatement sur le support avant qu’elle ne fige.

Très vite, je me désintéressai de l’aspect « autoportrait » pour ne plus peindre ainsi que des motifs décoratifs. L’intérêt de cette peinture abstraite, répétitive en all-over, associée au procédé de la cire, était qu’elle révélait brutalement la surface du support avec une grande matérialité en s’affirmant autant en fond qu’en forme ; ces derniers se retrouvant à égalité dans la « lecture » du motif sans aucune hiérarchie.

Ce fut pour moi une vraie révélation de peintre, car entre ce fond et cette forme juxtaposés sur le même plan, surgissait un nouvel espace, un interstice de jonction qui respirait au gré de mon geste répété mais chaque fois renouvelé ; une sorte de fontanelle mouvante en promesse de devenir dont la sensation (que j’attribue, peut-être à tort à tout phénomène de picturalité) ne m’a plus jamais quittée et m’a convaincue à jamais qu’il était inutile « d’inventer » de nouvelles formes pour renouveler la peinture ; que cette dernière s’alimentait d’elle-même des infimes et infinis décalages que la picturalité était susceptible de générer.

Ce constat peut paraître évident, voire banal, mais je sais qu’il faut non seulement en faire l’expérience mais aussi avoir ce « déclic » de la vision pour le prendre à son compte.

On pourrait penser que l’activité Gertrude échappe à cette voie de peinture dans laquelle je prétends m’être engagée depuis plus de trente ans.

J’ai pu le croire aussi quand, exhumant Gertrude de l’oubli, j’eus l’ambition de lui « inventer » ou lui « redécouvrir » une histoire, un passé, une mémoire. Mon activité aurait pu ainsi basculer du côté de l’imagerie d’une fiction, peut-être en a-t-elle parfois titillé les limites.

Mais Gertrude au fil des années s’est révélée un motif puissant, bien plus puissant que son « histoire ». Gertrude, malgré mes résolutions, mise en avant comme sujet, est restée objet. Elle a même renforcé sa qualité d’objet en me désignant, moi, comme sujet.

Certes, la pratique concrète de la peinture est particulièrement mise à distance dans cette aventure, mais contre toute attente, je reste plus que jamais le peintre, le peintre de Gertrude, le seul autoproclamé dont Gertrude est la motivation, le motif/modèle, le motif répétitif.

Malgré une assez grande variété de mises en œuvre, le motif Gertrude, de point de vue littéral, se limite à quelques représentations de face et de profil, dessins, peintures, modifications infographiques dont les modèles ne sont, ni plus ni moins, que les quelques photographies de départ que j’ai réalisées du crâne de Gertrude.

L’utilisation de ces représentations dans des réalisations plus ou moins farfelues, au gré des mes envies, des rencontres, des circonstances ont fait de Gertrude une image, qui bien sûr, lui reste propre, étant toujours celle de sa « physionomie » unique, mais qui se vide peu à peu de sens en flirtant avec celle stéréotypée et très à la mode de la tête de mort.

On peut ainsi autant se questionner sur les capacités « décoratives » de Gertrude dans la composition d’objets/bricolages qui, souvent, n’ont plus grand chose à voir avec une « mémoire gertrudienne » que sur celles à « jouer » à l’infini les « vanités » en tant que « reste humain » et à déranger ainsi les petits arrangements d’une plasticienne dilettante qui n’a ni le temps ni le courage de combattre en peinture.

Gertrude, ainsi, se répète sans en avoir l’air, n’abordant de front ni la mort, ni elle-même, ni moi, effleurant la surface des choses en restant chose. Quant à moi, je procrastine une peinture à laquelle je consacrerai tout mon temps quand je l’aurai et quand il sera temps et pas trop tard, et où, enfin, je ferai surgir entre Gertrude et le fond qu’elle trimballe la vérité de sa vraie nature.

Juliette Charpentier, Paris, le 9 avril 2014

Gertrude: Neuf ans d’état géré… Ma résolution.

Neuf ans et l’Étagère à l’état géré est état j’erre.

Le Range ment sur l’état que je gère et l’étagère tend à l’ingérable.

D’engranger, l’étagère en est étrangère.

Étrange étagère à l’état engrangé que mon pastel sèche dans le noir.

Cela fait neuf ans que Gertrude engrange sans ranger, mais que devient j’erre Trude ?

Ma Résolution : Ranger à Neuf.

 

 

 

 

 

 

 

 

Neuf étagères au pastel sur carnet noir, 30 x 44 cm. (Cliquez sur les images pour les voir plus grandes)

Gertrude compte.

Il était une fois


la Princesse
 
Gertrude

Les Talismans ont été offerts à la Princesse Gertrude par une Fée.

Il était une fois une princesse qui s’appelait Gertrude.

Enfin, ce n’était pas tout à fait une princesse, tout juste peut-être les restes d’une princesse. Car Gertrude était un crâne, et, qui plus est, un crâne sans corps. Une princesse, en général, possède un corps parfait, un joli visage, de longs cheveux fins et blonds comme de l’or, un teint de lys où circule le délicat incarnat de la vie, une bouche douce comme le corail ; elle est vêtue de robes magnifiques ornées des pierres précieuses et de dentelles fines. De plus, une princesse ne meurt jamais. Mais Gertrude ignorait tout de sa vie passée et se plaisait à imaginer qu’elle était princesse, que ses parents étaient roi et reine et l’avaient désirée comme le trésor le plus précieux. N’allez pas croire pour autant que Gertrude était royaliste, elle rêvait juste à une famille comme dans les contes de fées. Gertrude n’avait plus aucun souvenir au fond de sa boîte vide, pas la moindre petite photo épinglée sur la paroi de son os, pas le moindre bibelot poussiéreux à la surface de son occiput ; elle n’avait donc pas besoin de s’encombrer d’une mémoire banale, elle était libre d’inventer l’histoire qui lui convenait, son histoire.

Il était une fois une princesse qui se nommait Gertrude.

Il se pouvait tout à fait que la princesse ne se nommât pas Gertrude et que ses parents eussent choisi un autre prénom plus joli, surtout s’ils l’avaient désirée, ce dont Gertrude n’était pas tout à fait sure… Mais Gertrude n’allait pas perdre tout le temps qui lui restait et qui était indéterminé, pour se perdre en conjectures sur un détail qui ne changeait rien à sa présence ; car le plus important était qu’elle fut là, pour inventer cette histoire. Ce qui était sûr, par contre, c’est que quelque chose s’était produit dans sa vie, sinon elle ne serait pas là à se rappeler ce dont elle ne se souvenait pas. Elle caressait même l’idée que le surnaturel eût pu se pencher sur son berceau de bébé ; hormis la certitude, somme toute rassurante, que sa structure osseuse était obligatoirement passée par ce tendre état, Gertrude avait la conviction que son destin s’était infléchi à ce moment crucial et qu’une certaine fatalité expliquait l’apparition de l’accident dans son parcours de femme. Aussi, pouvait-elle des causes supposer tous les possibles, mais de l’effet n’en faire que le constat. Car il fallait bien admettre, qu’à l’instar d’une princesse, la situation de Gertrude était hors du commun. Le crâne Gertrude avait perdu la totalité du reste de son corps, son identité, la date de sa naissance, celle de sa mort, enfin tout ce qui accompagne le commun des défunts dans sa dernière demeure et qui permet de rassembler la compassion de ses proches. Il lui fallait également considérer que cet état était la conséquence directe d’un choix de son vivant, plutôt le choix d’une femme vivante, projetant sa mort ou se projetant dans la mort. Celui, conscient, d’offrir la dépouille inerte et amorphe de ce que sera son corps à présent vivant, non pas à la dévotion funéraire et à son fantasme de mémoire, mais à la réification de la Science.

Il était une fois la Princesse Gertrude.

Même si la destinée d’une Princesse semble tracée et écrite d’avance et semble découler des cheminements les plus merveilleux, elle n’en reste pas moins complètement assujettie à l’imprévu. La princesse que fut Gertrude avait choisi de soustraire ses futurs restes à la nébuleuse incertaine d’une émotion cultuelle autour d’une sépulture que peut-être nul n’arroserait de larmes. Elle avait préféré livrer sa substance charnelle et osseuse aux éprouvettes et aux bocaux, à l’œil analytique du microscope, au cadre de la définition scientifique. Gertrude, là aussi, était impuissante à affirmer quel événement pouvait amener à une telle décision, quelle était la part de désespoir, d’idéalisme, de pragmatisme, de provocation, de romantisme ou de  je ne sais quoi encore qui pouvait entrer dans cette démarche. Mais elle en arrivait quand même à la conclusion que ce choix ante mortem, et, qui plus est, ce choix de la Science, relevait d’un désir de maîtrise sur un devenir inéluctable qui nous voue tous à l’informe. Force lui était aussi de constater que cette maîtrise n’était qu’illusion de vivant sur ce qui essentiellement nous échappe ; car il n’y a pas grande différence pour un mort à passer de la taxinomie des stèles des cimetières à celle de l’étiquetage des bocaux. La différence n’existe que pour les vivants dont le corps des morts et leur prochain corps mort seront supports de leur mémoire de vivants. La Princesse Gertrude, à l’évidence, a fait le choix de l’anéantissement de ce corps en tant que support, l’offrant au  démembrement du scalpel, à une certaine obscénité de la découpe qui lui ferait perdre toute humanité, toute possibilité de retour sur son identité.

Il était une fois une Princesse : Gertrude.

Or les choix d’une Princesse amènent toujours à l’infime improbable de la rencontre ; ainsi une princesse, guidée par la fatalité, ira se piquer le doigt au seul fuseau existant dans le royaume et s’endormira, non pas pour l’éternité comme l’aura prédit la méchante sorcière mais pour cent ans, car une gentille fée cachée derrière le rideau pourra défaire en partie le maléfice. La Princesse Gertrude malgré la décision radicale de s’offrir le néant en guise d’éternité n’avait pas prévu de « rencontrer » après sa mort la seule « fileuse » de la salle de dissection, celle qui ignorait tout des édits de la Science, et qui faisait fi du pragmatisme usité en ces lieux.. Et c’est ainsi qu’elle quitta les voies exactes de l’anatomie pour pénétrer dans les souterrains obscurs des connivences non avouées de la Science et de l’Art. C’est ainsi qu’elle se retrouva, probablement en totale contradiction avec ses desseins, non pas à dormir paisiblement dans le Temple imposant et rempli de clarté de la Science, mais l’os en éveil, dans une obscure étagère poussiéreuse peuplée des bricolages les plus invraisemblables et des idées les plus louches. C’est ainsi qu’elle fut placée non pas sous la froideur de la pensée analytique mais au centre d’un maelström émotionnel et affectif. C’est ainsi qu’au lieu d’être soumise aux seuls calculs de ses mensurations objectives, elle se retrouva dans les décomptes subjectifs des désordres d’une mémoire fantasmée, dans la reconstruction d’un temps non prévu, dans l’attente d’une forme d’événement qui situerait un avant et un après dont, de son vivant, elle avait voulu faire table rase.

La Princesse Gertrude attendait, comme les princesses attendent le Prince Charmant, l’accomplissement de la promesse de délivrance qu’elle avait oublié de se faire.

 

 

JC, mine de plomb.

Gertrude compte en ligne
depuis vingt et un mois

La Princesse Gertrude
reçoit aussi sur
gertruderose
et sur
gertrudenoire