Gertrude trompe la Mort

 

GERTRUDE
ou
Les neuf raisons
de ne pas tenir ces propos

Mes propos seront trop courts,

car le temps m’est compté. Je n’en connais pas la somme; c’est cet insu qui m’en fait prévoir l’issue, et cette incertitude  qui décompte mes comptes.

Gertrude me fait face. Et cette face d’objet crâne sera plus pérenne que la mienne ; mais le sujet Gertrude, à qui je fais face, se noiera avec moi sur la surface de l’oubli. Je compte mes mots ; je sais qu’ils seront toujours plus courts que mon temps imparti, même un temps parti une seconde plus tard.

 

Mes propos seront décousus,

car chaque jour voit ma chair se défaire de ses coutures initiales et m’oblige à composer avec la décomposition. Je repousse et surjette  la nécessité de voir dans mes plis la déconfiture aveugle qui n’appartient qu’aux choses. Je brode devant la mâchoire cousue de Gertrude.

 

Mes propos n’auront aucun sens.

Je ne peux que le vouloir ainsi. Je vais dans le sens de la Mort qui n’a aucun sens. Mon sens commun pourtant lui donne sens dans l’inconnaissable et je me force au bon sens de ne jamais la comprendre. Gertrude se moque de la Mort dans l’absence mémorielle que je lui impose, dans le vide sensoriel qui lui donne tout son sens.

 

Mes propos seront incohérents.

Vous en apercevrez  rapidement les effets sous l’apparente logique du texte. Comme la cohérence de ma vie tient à la fausseté de sa logique, la cohésion des cellules maintient  ma précarité biologique. Le rythme bien réglé de mes fonctions vitales orchestre les balises des petits départs et pose les bornes identifiables de mes aboutissements. Gertrude est un motif roulant sur le néant, m’entraînant dans la lutte contre les simulacres de sa dislocation. 

 

Mes propos seront absurdes.

Vous chercherez vainement les raisons pour lesquelles je les tiens. Raisonnablement, vous ne pourrez en retenir que les moins raisonnables. Il n’y a aucune raison d’écrire sur la Mort, car la nommer est absurde, aussi absurde que de ne pas en parler. Mais, raisonnablement, que vient faire Gertrude dans un tel raisonnement si ce n’est donner raison à une telle absurdité.

 

Mes propos seront idiots,

car je ne peux aborder la Mort avec intelligence. La Mort n’a rien à comprendre, n’est rien que je puis savoir. L’inconscience inerte me permet de la toucher, l’innocence me place à sa frontière. Seul le vide peut regarder sous ses yeux clos. Dans le noir je cherche le corps siamois de Gertrude, la jonction que la conscience me refuse.

 

Mes propos seront superficiels.

Légèrement,  ils se poseront à la surface de l’essentiel et n’attaqueront pas le derme de l’ignominie. Ils caresseront l’or de Gertrude avec mon pinceau, effleureront ses contours de mon crayon. Contournant la forme, ils ne feront jamais détours par le fond. Délicatement je pomponne un crâne ; sous ses apparences, je masque ma réalité.

 

Mes propos seront provocants.

Rassurez-vous, je n’ai pas la prétention de vous provoquer ; cette faible impertinence ne provoquerait que compassion à mon égard. Quant à la Mort, son pas est bien assez provocant pour provoquer ces propos et m’interdire toute provocation à son sujet. Non, c’est moi que je provoque, car ma pauvre insolence ne peut que soulever les vagues de ma terreur, ne peut qu’aligner les mots d’une fiction. Gertrude est la provocation des petites morts.

 

Mes propos seront arbitraires,

autant que les mots que je viens d’écrire. Rien ne m’obligeait à les écrire, rien ne vous obligeait à les lire. J’affirme cela; qu’importe que cela m’importe, ou que cela vous importe, ou que cela soit n’importe quoi. Comment pourrait-il être autrement  que ce point de vue arbitraire, et qu’arbitrairement  je prends pour singulier, alors qu’il ne l’est pas, sur une généralité choisie arbitrairement pour nourrir mes gratuités à propos d’un crâne qui n’a pas demandé à être nommé. Je vous garantis, mais cela n’engage que moi, qu’il y a bien plus de neuf raisons de ne pas écrire ces mots ; mais je préfère m’arrêter là. Je n’en mourrai pas, Gertrude.

 

 Juliette Charpentier,

Paris le vingt quatre octobre deux mille neuf.

Photographies DV,
JC vue de dos
version en négatif
1978/2008

N’oubliez pas de passer et trépasser
par
gertruderose
et
gertrudenoire

34 réflexions sur « Gertrude trompe la Mort »

  1. Vous n’en mouurez pas !!!!
          Vous savez mettre le frisson !!!

    LA PAROLE ET LE FROID
    « Comme je regardais ma pierre tombale, sans millésime ,sans nom  ni prénom gravé en or ,
    Il me vint fantasquement  à l’esprit que,j’étais en quelque sorte « broché »,
    Conscrit de Perséphone soudoyé par l’évidence,
    Mais que « relié » je serai demain dans ce granit albigeois.
    Puis à mon livre je songeai : chaque phrase  vingt fois récrtite,
    Parce qu’il n’est rien d’ineffable au prix d’un log acharnement.
    Alors  cette idée du poème :moins intraitable que la vie ,il permet qu’on  le recommence.

    Le jour s’affaiblissait autour des chapelles ruinées.
     » Bonne nuit ,doux prince  » ,dis-je à mes mânes futurs.
    Je m’éloignai du plus spectral des cimetières ,avec la lèpre  de ses dalles et ses bivouacs d’arbre perdus.
    C’était en l’immobile octobre. A pas lents ,je marchai dans la ville.
    Rue Pigalle ,je crus voir se dresser ,aussi haute que les maisons ,l’image d’un objet funestement aimé.
    Elle reprit mesure humaine ,pâle fille vêtue de sombre ,debout contre un vitrail aux lueurs proxénètes ».
                                Gilbert Lely

    Nous mourrons à chaque instant.La vie,succession d’instants !…
    Vivons l’instant comme si c’était le dernier.
    Et ,si c’était vrai?
    Tout peu arriver.
    A tout instant. Jeune ,mois jeune ,plus jeune du tout.

    GERTRUDE ? !!!     JULIETTE  ?!!!!!
     ENCORE UN INSTANT DE PLUS ,S’IL VOUS PLAÎT ….on a encore quelques beaux instants à vivre…:)
                                          votre Hécate

  2. Superbe texte..
    Nos instants tournent en boucle jusqu’à la rupture finale, mais ce n’est pas une raison de vivre seulement l’instant, car vivre l’instant serait oublier qu’il y en a d’autres, or nous vivons que pour les instants à venir et ceux qui ne viendront jamais.

  3. J’entends bien .Vivre intensément l’instant.L’attente de celui qui va suivre est totalement exaltant,surtout quand nous n’en savons presque rien …:)
    Je réalise ,que comme souvent en dépit de ma tentative de ne point évincer un mot ,ma vue me joue des tours…Et comme le texte ,je ne puis le relire à son début,il est marqué de ces petits détails qui sont ma « marque »  🙂
               J’ai soupçonner que ce texte(un extrait) serait à vous convenir…Là ,je l’ai cherché ,feuilletant ,pensant trouver chez Lely ce qui s’accorderait avec votre performance d’écriture très forte,très puissante.
      Je suis allée me coucher avec toute cette trilogie en tête…
                                                                                                           votre H.

  4. Je vous remercie de vos compliments (injustifiés car déjà il me semble fou que des personnes tenant des blogs littéraires viennet écrire chez une petit plasticienne!) et de ce texte très beau qui en effet fait écho au fond de ma crypte et de mes propos cryptés.

  5. Voyons ,nous n’en sortirons point donc de cet étonnement réciproque !!!
    J’écris …,vous êtes plasticienne.
        Je suis un peu Magicienne .
     Là ,au moins ,deux rimes qui se tiennent !!!!

    Vous croyez que je n’en suis pas ébahie ,de nos échanges   …
                        (Si j’avais les dents de Gertrude  ,tiens je vous mordrai !!!!)
                                                                                                                     H.

  6. Bel Os de ma Plaie, je comprends maintenant le pourquoi de cette atmosphère respirée dans le métro, il y a de cela quelques jours…

    S’il existe vraiment un nombre circoncis de raisons à vous suivre, à continuer de vous lire, je veux bien croire qu’il dépasserait, me concernant, le chiffre 9… sans atteindre l’infini, qui dans certains cas amènerait presque de la rage à ne pouvoir le faire.

    Oui, le raisonnable inéluctable pousse parfois à cette grande colère qui arme ma vie.

  7. Le chiffre 9 est un choix arbitraire comme tous les prétextes à continuer à avancer et bien sur à rencontrer des mots comme les votres sur ce sentier absurde.
    La vanité ne se justifie-t-elle pas par le « vain » auquel la tautologie de son terme nous renvoie?
    La vanité se nourrit d’elle-même, et je suis résolument, définitivement vaniteuse.
    Merci Plaie de mon Os.

  8. Nous pouvons choisir, en effet entre ces deux options: l’inconscience illusoire, ou l’illusion de la conscience.
    Nous pouvons, comme vous le dites si bien chez Hécate, « Savoir voir la mort »pour « savoir voir sa vie ».

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