Gertrude marquette

 

Éternelle jeune fille

Gertrude a brodé son marquoir

Seule sa Mère Cière saura

en apprécier l’alphabet ossuaire

Mais encore faudra-t-il qu’elle l’expertise

à la lumière rasante du jour finissant

 

Gertrude marquette

JC, 2015, Le Marquoir de Gertrude (collection particulière),  fil, toile, environ 10 x 10 cm

Gertrude a sept ans et neuf Moi(s)

Connait-elle pour autant son abécédaire?

 

Gertrude marquette

 

 

Fumée sans Feue

 

Cela fait sept ans et huit mois

que la Crâneuse fume de l’os

pour produire de la cendre

 

La tabatière

 

La tabatière

 

 

Avant de fermer la porte définitivement sur les lieux où avait vécu ma tante Madeleine et qui dans quelques jours seraient vidés par des mains indifférentes, je ramassai à la hâte tous les napperons. Ils ponctuaient çà et là tables et guéridons, témoins de la patience de la brodeuse crocheteuse, indispensables à ce cocon feutré. Au dernier moment je pris la petite tabatière en bois, celle que j’avais toujours vue dans la salle à manger de mes grands-parents.

 

 Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Gertrude Noire ouvre son livre de compte

en se demandant si Rose est encore Rose

 

 

Rose au petit point

 

 

Cela fait sept ans et huit mois

que Gertrude se prend pour une Rose

 

 

Rose au petit point

 

Le plus bouleversant fut sûrement la vue de ces petites choses dérisoires et intimes, brosse à dents debout dans un verre, gant de toilette toujours accroché au lavabo, médicaments… Et son lit.

Un lit fait, bien tiré ; draps à fleurs et chemise de nuit pliée pour un prochain retour qui n’a jamais eu lieu. J’écartai les draps de coton pour y glisser ma main, comme pour prendre contact avec l’absence encore irréelle.

À la tête du lit, un seul objet accroché au mur : une rose encadrée d’ovale que je crus imprimée sur la toile ; mais à la regarder de plus près, puis chez moi à la loupe, je vis que le motif était réalisé au petit point, au minuscule petit point d’un fil.

Les tâches sur la toile, visiblement ancienne, n’enlèvent rien à la délicatesse du travail ; le statut d’objet élu, seul à la tête du lit, indique l’importance que Madeleine donnait à ce petit canevas,  que j’imagine être l’œuvre d’une jeune fille, Jeanne, sa mère, ma grand-mère (j’hérite de sa belle petite encyclopédie d’ouvrages de dames) ou de Mélanie la couturière, mon arrière grand-mère.

 

 

 Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Rose au petit point

 

 

 

Compte de Noël cousu à points contés

 

Cela fait sept ans et huit mois

que la Crâneuse

conte sans compter

et que Gertrude

compte sans conter

 

 

Compte de Noël cousu à points contés

 

Ma tante Madeleine est morte le 25 décembre . Nous l’avons enterrée le jour de la Saint Sylvestre. Madeleine ne s’était jamais mariée et n’avaient d’autre descendance que nous, ses neveux et nièces. C’est à dire ma sœur aînée, mon petit frère, ma cousine et moi. Dernière survivante de la fratrie dont elle était l’aînée, elle a mené une vie discrète et apparemment sans histoire, s’occupant jusqu’à la fin de mes grands-parents. Ce fut une vie bien réglée comme les obsèques qu’elle avait organisées dans ses moindres détails. Sa fin un jour de Noël réclamait cependant l’attention que peut-être malgré nous, nous lui avions insuffisamment accordée, mais qu’elle nous avait, elle, portée sans relâche, ne ratant aucune occasion ni aucun anniversaire pour nous témoigner son affection. Ancienne gestionnaire d’un grand lycée de Limoges, elle avait pris soin par testament de répartir  ses biens et son épargne de sage fourmi équitablement entre nous.

 

Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Le Cahier de Jeanne

Cela fait maintenant sept ans et sept mois

que la Crâneuse

écrit çà et là

en cet espace

Mais il arrive qu’au fil de son écriture

elle délaisse l’Os séant

pour remonter aux sources

 

Le cahier de Jeanne

Le cahier de Jeanne

Tant de pages laissées vierges à jamais, qui m’incitent à écrire à mon tour. Malgré le désir que m’inspire ce cahier ce n’est pas sur ce support que je tracerai mes lignes. L’utiliser serait commettre un sacrilège, car il ne m’appartient pas, il est la transmission de mémoire telle que ma grand-mère l’a voulu. Mais j’écrirai et je n’aurai d’autres choix que d’écrire par fragments épars comme le fit ma grand-mère paternelle Jeanne.

 

Je commence à écrire le 19 juin, jour de l’anniversaire de mon père disparu en mars 99 mais je crois que j’ai pris cette décision au alentours du 13 mai date anniversaire de la naissance de ma grand-mère Jeanne, sa mère. Cette date, je l’ai trouvée sur le faire part de son décès paru à l’époque dans le quotidien local, petit carré de papier encadré de noir soigneusement découpé et collé par ma tante Madeleine à la suite du texte écrit par Jeanne. Ce texte n’est pas un journal, un journal, elle en tenait un et j’en parlerai plus loin, plutôt des bribes de souvenirs venus comme viennent les souvenirs et posés là sur le papier à la fin de sa vie probablement dans une volonté de transmettre.

 

Le cahier n’a rien de remarquable, les pages sont lignées, l’écriture est régulière, appliquée ; cette  dernière s’interrompt à la mort de ma grand-mère laissant 224 pages vides. Juste en dessous des derniers mots de Jeanne quelques lignes tremblées tracées par mon grand-père Baptiste, il devait mourir six mois après. Et puis, comme deux stèles dressées faisant barrière à toute suite, ces deux faire-part découpés et collés côte à côte : deux dates de naissance, deux dates de mort, même épitaphe.

 Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Pendant que la Crâneuse écrit

La Rose est à l’ouvrage

et la Noire toute à la contemplation

Le coeur à l’ouvrage

 

Cela fait sept ans et sept mois

que l’ouvrage de la Crâneuse

est sur le métier

 

Le coeur à l'ouvrage

 

Ce fut une expérience étrange que celle d’ouvrir les tiroirs , les armoires, les boites, de toucher les objets, le linge de la personne en même temps proche et lointaine de ma tante qui sous des apparences lisses préservait si bien son intimité. Comme ma sœur me le fit remarquer, nous étions à la rencontre de cette femme dont nous ne savions presque rien et dont la personnalité se confondait pour nous avec la seule affection qu’elle avait à notre égard. Nous lui découvrîmes là peut-être une complexité et une opacité insoupçonnées à travers des correspondances, des photos qui garderaient à jamais leurs secrets.

 

Madeleine aimait tricoter, coudre, broder ; j’ai récupéré ses aiguilles, son fil, ses ciseaux, ses dés à coudre ; je garde précieusement un petit étui rouge qui, j’imagine, ne quittait pas son sac à main, tel le baluchon d’une petite poule rousse d’un livre de mon enfance, prête à toutes les reprises, prétextes à l’amitié.

 

J’ai accroché sur mon mur parisien un beau tableau patiemment réalisé au point de croix ; je ne passe jamais devant sans y jeter un regard. Car un ouvrage m’attend, celui qui était tout préparé dans un tiroir, le prochain à faire sûrement, comme un défi à mes petites compétences de brodeuse débutante. Je le finirai et l’accrocherai aussi ; peut-être y laisserai-je une discrète marque du crâne…

 

Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

Aujourd’hui Gertrude et Gertrude Noire

font exception au Crâne

mais restent exceptionnelles

 

Jeanne et Baptiste

 

Cela fait sept ans et sept mois

que la Crâneuse

prend Gertrude comme prétexte

pour faire exception

 

Jeanne et Baptiste

 

 

C’est à ce moment là que j’ai pu également découvrir les deux documents glissés entre les pages. L’un est une photographie de groupe datant des années d’École Normale de ma grand-mère. Dans un alignement de jeunes filles sages, il est possible de reconnaître ma grand-mère Jeanne la deuxième en haut à gauche et au premier plan complètement sur la droite sa meilleure amie Marguerite qui est aussi la sœur de Baptiste. L’autre est une carte postale reproduisant un tableau de Jean-Baptiste Corot, un des rares paysages tourmentés du peintre. Elle est adressée à Jeanne. Le texte est celui d’un jeune homme, Baptiste qui ne cache pas ses sentiments pour la meilleure amie de sa sœur ainée Marguerite ; il a cinq ans de moins qu’elle. Une évidence se tisse entre ces trois témoignages, entre le cahier, la photographie et la carte postale, une histoire simple et belle, l’histoire d’une vie commune basée sur l’amour et que seule la mort a pu défaire. Le cahier raconte les menues tranches de vie insignifiantes et précieuses de cette vie heureuse ; Sur la photographie le visage de Jeanne exprime tout le sérieux et l’engagement de la jeune institutrice dans le métier auquel elle a consacré sa vie. Sa tête légèrement penchée, quelques mèches de cheveux qui s’échappent laissent entrevoir la rêverie et le romantisme ; ceux-là mêmes qu’elle garda toute son existence, qui auraient pu passer pour de la mièvrerie et qui transparaissent dans ses écrits autant attachés à raconter les petits riens de son existence, l’éclosion des fleurs, le pépiement des oiseaux que les histoires lourdes de son héritage familial.

La carte postale et les quelques lignes écrites à son verso préfigurent  toute la vie d’admiration de Baptiste pour Jeanne en miroir des mots écrits par ma grand-mère à la fin de sa vie.

 

 

Juliette Charpentier, Le Cahier de Jeanne, 2015 (extrait)

 

 

 Gertrude écrit et la Rose brode