En mains « ploples » ou le Je des mots : L’exception au Capitaine n°14.

 

« Juliette, comment sont tes mains ? »
À la question que mon entourage ne se lassait pas de me poser, je répondais inlassablement : « Elles sont ploples. »
J’avais environ quatre ans et je savais très bien dire le mot « propre » proprement. Mais remplacer les R par des L tellement plus liquides, plus bizarres, plus informes, plus intéressants à prononcer me procurait une satisfaction certaine ; les réactions d’hilarité que produisait l’effet comique de répétition m’amusaient beaucoup et m’encourageaient à poursuivre.

J’ai toujours aimé les mots, jouer avec eux, leur sens, leur plasticité, leurs possibles polysémies. Créer des associations entre eux, des collisions, des collusions, construire des phrases ou pas, ou carrément produire de la confusion grâce à eux.

Enfant, des jours entiers, je répétais intérieurement des mots ou des termes que j’avais attrapés comme des papillons sans forcément en connaître le sens, tout simplement parce que leurs sons me plaisaient ou que je leur conférais une autre signification.

J’étais une enfant sauvage et solitaire dont l’esprit était peuplé d’histoires, de conversations, de bricolages divers qui m’occupaient. Je ne m’ennuyais jamais et avec du recul, je m’aperçois que les mots jouaient un rôle certain dans cet univers personnel qui me suffisait amplement. À tel point que loin de briller, je devais renvoyer une image quelque peu demeurée en société au grand désespoir de mes parents.

Mon père n’était pas en reste pour jouer l’idiot à répéter à l’envi bons mots et calembours qui par usure ne faisaient plus rire que lui. Il adorait également modifier les noms propres, au point parfois d’oublier la version originale face à des personnes qui s’en trouvaient contrariées.
Chaque semaine il recevait Le Canard Enchainé et se délectait de sa lecture d’un bout à l’autre ; nous avions droit à tous les bons mots de l’hebdomadaire, titres succulents avec dessins ad hoc, contrepèteries croustillantes qu’on nous disait ne pas être pour nos oreilles d’enfants.
Ma mère, elle, faisaient les mots croisés du Canard, réputés des plus difficiles. Passionnée de littérature, elle recevait, au fond de la brousse malgache, la revue « Avant-scène » qui retranscrivait toutes les nouveautés théâtrales. Je les lisais après elle, je ne comprenais pas tout mais m’appropriais quelques tirades à déclamer pour moi seule.

La lecture était une de mes plus grandes occupations, celle bien sûr de livres accessibles à mon âge, j’avais entre huit et dix ans ; je m’intéressais également fortement aux ouvrages que mes parents laissaient sur leurs tables de nuit, à la recherche, quand ils avaient le dos tourné, de je ne sais quels mystères réservés aux adultes. C’est ainsi que vers neuf ans j’ai lu, terrifiée, « La Métamorphose » de Kafka, et été longtemps hantée par un corps de cafard incrusté de pommes pourries.

De la lecture à l’écriture il y a une logique. Je prenais beaucoup de plaisir à écrire, des lettres particulièrement destinées à ma tante ou à mes grands-parents. Je faisais également partie d’une chaine d’enfants de part le monde qui s’envoyaient des cartes postales ; j’écrivais à des inconnus et recevais des réponses en retour ; cela allait du petit mot aux vrais récits, j’aimais l’idée de raconter ce qui me passait par la tête à des personnes que je ne rencontrerais jamais.
J’avais environ huit ans et n’allais pas à l’école. Je suivais des cours à distance par le CNTE, ancêtre du CNED. J’avais par exemple écrit une rédaction fleuve où je faisais le parallèle entre mon grand-père que j’admirais et la momie de Ramsès II vue au Musée du Caire lors de notre dernier retour à Madagascar. Le professeur que je n’ai jamais rencontré avait été visiblement très impressionné.
Plus tard en classe de troisième, cette fois scolarisée durant une année en Gironde, je rédigeai une nouvelle sur une histoire atroce se déroulant dans les camps de la mort, récit qui m’avait été relaté par un de mes oncles et qu’il me semblait important de retranscrire. Cette écriture parmi d’autres que je réalisai en cours de français fut un moment particulièrement fort de ma scolarité. C’était en même temps un acte sérieux et une vraie satisfaction.

Mais ma plus grande révélation d’élève reste le latin. Mes sept années de latin furent une pure jouissance intellectuelle, l’épreuve de Baccalauréat sur le Satyricon de Petrone une apothéose.

Le latin était un jeu en même temps littéraire et scientifique, les traductions relevaient du défi et de l’enquête policière. J’étais captée et fascinée par la polysémie des termes et des expressions, par les tournures et les nuances avec lesquelles les auteurs latins se jouaient de leurs lecteurs. Chaque mot trimballait son petit monde avec multiples chemins pour s’y perdre.
J’ai le grand bonheur et honneur d’avoir encore en ma possession le Gaffiot familial légué de sœur en sœur puis à mes enfants ; ouvrage tant aimé, consulté, annoté, reliquaire de petites fleurs séchées et de trèfles à quatre feuilles.
Le latin, que je maitrisais mieux que les langues vivantes, anglais et espagnol, de mon cursus, m’a fait découvrir l’univers passionnant de l’étymologie ; je ne peux plus aborder un mot sans me questionner sur son histoire. Non seulement les mots portent un héritage suivant des filiations parfois surprenantes voire tortueuses, mais il est possible de les dévier vers des directions absurdes pour leur faire prendre d’autres voies et d’autres sens. On s’aperçoit souvent dans l’expérience du calembour que le mot, sa sonorité, sa forme se plient très volontiers à l’absurdité en retrouvant cohérence et logique.

C’est bien plus tard que je découvris Marcel Duchamp et sa mécanique intellectuelle, merveilleuse Broyeuse à chocolat, bien après l’École des Beaux-Arts qui se situait entre un enseignement technique traditionnel et poussiéreux et le renouveau d’une contemporanéité picturale, à l’heure où, dans ce contexte, le surréalisme était gênant voire ringardisé, avec tout ce qui allait avec.

C’est bien par hasard, et cela doit être idéalement ainsi, que j’en fis la découverte au gré des visites de musées et d’études que je repris pour devenir enseignante. Après cela, je n’eus de cesse, pour moi et pour mes élèves, de creuser et creuser encore mes connaissances sur Duchamp et son œuvre qui symbolise pour moi l’aboutissement de toute recherche artistique au point qu’il serait inutile d’en rajouter. Je ne décrirai pas ici sa démarche ; chacun peut aller à sa recherche et y trouver son propre chemin.

Le jeu avec les mots est réellement rentré dans ma pratique artistique quand j’ai commencé à travailler à partir d’un crâne que j’ai prénommé Gertrude. Gertrude au vocable plein de R comme en contrepoint du « plople » de mon enfance.

Quand j’ai abordé cette pratique autour de Gertrude, il y a plus de treize ans, je ne me doutais pas à quel point ce simple motif (pas si simple), réceptacle vide (pas si vide) et sans histoire (mais à l’histoire de tous les possibles), se prêterait à l’infini au jeu avec les formes et les mots, que les mots comme « os » ou « crâne » joueraient ainsi les trublions dans le langage, aussi bien le mien que celui des interlocuteurs de ce blog ; à quel point également le jeu avec les mots pourraient générer des réalisations plastiques, et ces réalisations autant de spiritualité verbale.

Ainsi le Blog de GertrudeS persiste et signe uniquement grâce au plaisir que je retire de ce jeu. Aucune autre ambition.

 

Je choisis de ne pas associer d’images à ce texte car le blog entier en est l’illustration et la démonstration.

 

Juliette Charpentier
Turenne le 9 avril 2021 .
Le noeuf d’avril, le seul jour de l’année
où La Crâneuse raconte sa vie.

18 réflexions sur « En mains « ploples » ou le Je des mots : L’exception au Capitaine n°14. »

  1. Eh bien ! Juliette n’y va pas par démons et dévôts ni par quatre chemins et nous se livre très ploplement ! Par un chemin inverse Duchamp avait réussi à tirer le Lloyd gallois vers un Rrose très françois comme l’a très bien exposé à son habituelle manière et très rossement une certaine Anne Hecdoth récemment. En ce qui me concerne j’acquiesce également : le calembour est commun. À chacun son enfance ! Merci Juliette de ce vrai moment de vie.

  2. Je vous lis depuis des années et voici que j’apprends plus de vous en un jour que durant tout ce temps, mais aussi, curieusement, de moi. J’avais vers la fin des années 50 un tout jeune correspondant malgache de mon âge, désigné par mon maître d’école. Les petits malgaches se devaient de bien apprendre la langue française, l’île n’était pas encore indépendante. Si vos souvenirs sont littéraires, les miens sont scientifiques car, aussi bien mon correspondant que moi-même nous moquions bien de l’orthographe et de la syntaxe, nous nous échangions des feuilles et fleurs séchées, ainsi que des graines que nous tentions de faire germer. Tout votre récit démontre votre cheminement et je vous remercie de m’être souvenu du mien qui fut, vous le comprendrez aisément, plutôt agronomique. Vraiment, merci !

    1. Merci Luc de ce témoignage qui fait écho en retour à mon enfance. J’ai également aussi des souvenirs agronomiques (ou à gros mots nique) ce sera pour un article ultérieur!

  3. Chère procrastineuse,

    J’ai, à mon tour, procrastiné car les commentaires que je dépose ici ne souffriraient en aucune façon d’être jetés entre deux portes.

    D’abold, ce texte autobioglaphique fichtlement bien éclit montle bien que vous étiez tombée dans la malmite de la snobitude dès votle plus tendle enfance !

    Il montre aussi qu’à notre époque, on ne stigmatisait pas les enfants surdoués. Pareil pour les sourds. Quelle chance nous avons eue !

    Vos souvenirs font écho aux miens, certaines images furtivement se superposent aux vôtres et remontent en filigrane, chacune chassant l’autre ou plutôt se juxtaposant à l’autre pour composer un kaléidoscope de formes, couleurs, bruits et odeurs…

    Ces résurgences permettent de maintenir en vie l’enfant dormant en nous… quand bien même nous savons à quel point tout ceci n’est que vanité…

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